MosaikHub Magazine

Un Noël sans chrétiens

lundi 28 décembre 2015

Il y a soixante et un ans, la chanson-question de Michel Emer, immortalisée par Piaf. Ses paroles sont, hélas, d’une éternelle actualité. Qu’est le monde que les hommes ont fait ? Et qui fait le monde ? Des chefs de guerre, les uns sur le terrain, les autres aux petits pieds, bien vêtus et surprotégés. Tous, vantant la juste raison de la mort qu’ils s’apprêtent à donner, par drones, soldats ou fanatiques interposés. « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » « Je vois des soldats couverts d’armes, / Tout prêts à mourir et à tuer. / Partout, je ne vois que des larmes. / Le monde semble s’y habituer. / Je vois, plus violente que la peste, / La haine couvrir l’horizon. / Les hommes se déchirent, se détestent. / Frontières, mitrailleuses, prisons, / L’amour, qui n’a plus rien à faire, / Vient de nous quitter à son tour. / Sur terre, il était solitaire. / L’amour a besoin de l’amour. » Qu’est le monde que les hommes ont fait ? Et qui fait le monde ? Une créature étrange qu’on appelle le marché ou les lois de la finance. Ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle se fout des liens sociaux, de l’égalité, qu’elle n’aime pas les pauvres et que là où elle passe, restent des individus dissociés, délocalisés, dévitalisés, désocialisés ou, pire, décomplexés dans leur course individuelle contre la précarité. Demain, on apprendra qu’un homme a encore ouvert le feu sur sa famille, que la famine a encore frappé dans telle région où les hommes étaient autrefois des agriculteurs et ne sont plus rien aujourd’hui, que tel adolescent a rejoint telle secte, que quelqu’un s’est fait agresser ou insulter parce qu’il est noir ou femme ou… « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Je vois des enfants sans leurs mères./ Je vois des parents sans enfants / Et des paysans sans leurs terres. / Je vois des terres sans paysans. / Je vois des grandes maisons vides / Et de grands vides dans les maisons, / Des gens au visage livide / Qui marchent sans chanter de chansons, / Des hommes qui essaient de sourire, / Des femmes au regard si peureux, / Des vieux qui ne savent plus rire, / Des jeunes qui sont déjà vieux. Les jouets, les festins, les voyages de vacanciers, pour ceux qui peuvent. La débrouillardise, pour ceux qui ne peuvent pas mais essaient quand même. L’inquiétude de ce janvier qui va suivre avec ses incertitudes économiques, politiques. Le simulacre des cérémonies devenues routine. La part humaine du Christianisme, le « aime ton prochain comme toi-même », réduite à ce couci-couça dont parlait Prévert. « Sœur Anne, ne vois-tu rien là-haut ? » Je vois une grande lumière / Qui semble venir de très loin. / Je vois un enfant et sa mère. Mon Dieu, qu’ils sont loin, qu’ils sont loin... / Voici qu’ils s’approchent de la terre. / L’enfant a grandi, je le vois. / Il vient partager nos misères./ Déjà, il apporte sa croix. / Bientôt, sa divine colère, / Chassera les démons pour toujours. / Bientôt reviendra sur la terre / La vie, la pitié et l’amour. Parfois on voudrait bien y croire à cette divine colère, à ce retour ou à cette venue sur la terre de la vie, de la pitié et de l’amour. Mais les années passent, et les Noëls se vident de leurs sens. Au mieux, quelques-uns de ceux qui se disent chrétiens se permettront quelques bonnes actions, à condition qu’elles ne leur coûtent pas trop. N’entament pas trop le budget réservé aux beuveries et aux victuailles. D’autres qui se disent aussi chrétiens prieront pour la fin des temps et l’expédition punitive qui écrasera les autres mais les épargnera. Justice. Partage. Bonté. Qu’est-ce que cela a (encore) à voir avec Noël, malgré les efforts d’un pape moins borné que ses récents prédécesseurs pour glisser un peu de social dans la palabre religieuse ? « Sœur Anne, quand va-t-il revenir ? » Sans doute pas de notre vivant. Et si jamais il revenait, il pourrait constater une rareté de chrétiens. Heureusement qu’il est des hommes qui pensent que les démons des hommes ne sont que… des hommes. Et qu’il revient aux hommes de faire un monde meilleur. Si jamais il existe, peut-être les préfère-t-il à ceux qui chantent son nom et lui offrent le spectacle d’un Noël sans amour et d’une vie mesquine, sans prochain.
Antoine Lyonel Trouillot zomangay@hotmail.com


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