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Un enfant qui n’obéit pas est-il un enfant à problèmes ?

jeudi 7 août 2014

Psychiatres, ergothérapeutes... les enfants pas dans les clous sont de plus en plus placés entre les mains d’experts. Signe qu’une philosophie de l’éducation dangereuse s’est répandue. En partenariat avec "BoOks".

Article paru dans la "New Republic",
traduit de l’américain par "BoOks"

Qui est l’enfant héros de notre temps, le jeune doté au plus haut degré des traits de caractère auxquels nous accordons le plus de valeur ? Le meilleur candidat est certainement le gamin du test marshmallow. L’histoire est tellement ressassée qu’on trouve des sociologues qui menacent de se suicider s’ils l’entendent encore une fois.

Rappelons tout de même de quoi il s’agit. Un enfant est tranquillement assis dans une pièce avec un marshmallow. Et il ne le mange pas, puisqu’on lui a promis qu’il en aurait deux autres un peu plus tard s’il résistait à la tentation pendant un quart d’heure. Ce petit est un parangon de retenue, un expert ès gratifications différées. Il continuera – c’est en tout cas ce qu’affirment les psychologues – à faire preuve de la rectitude nécessaire pour décrocher ces récompenses si douces et difficiles à obtenir que sont la réussite scolaire, l’argent et la santé. Près d’un tiers des 600 gamins et quelques testés à partir de la fin des années 1960 à la Bing Nursery School, une école laboratoire située sur le campus de l’université Stanford, avaient ce profil.
Que faire des enfants non-conformistes ?
Je me suis mise à réfléchir au gosse marshmallow un jour de l’automne 2012, lors d’une rencontre organisée par le professeur de la classe de CE1 de ma fille. En songeant à quel point j’aimerais qu’elle lui ressemble ! Comme de nombreux parents ces temps-ci, je découvris qu’elle devait apprendre à mieux se contrôler. Ma gamine est non-conformiste par nature, un modèle réduit d’une humoriste bien connue. Elle est follement drôle, transgressive, et tient à être originale même si ça la fait souffrir. L’instituteur de son école privée – un homme tellement branché et cool qu’il accueillait dans la salle de classe un boa constrictor prénommé Elvis – avait constaté qu’elle n’acceptait pas gentiment le programme restez-assis-tranquilles et levez-la-main-pour-parler-pendant-les-activités-en-cercle.

« Avez-vous pensé à l’ergothérapie ? » demanda-t-il de la manière la plus attentionnée et « bon élève » qui soit. Je n’ai pas bien réagi, mon mari plus mal encore. Je peux apprécier le rôle joué par l’ergothérapie pour améliorer l’écriture d’un enfant en lui apprenant à mieux tenir son stylo. Mais je trouve confondantes ses autres pratiques, et les valeurs qu’elles recouvrent : des ergothérapeutes faisant travailler leurs abdominaux à des gamins d’âge préscolaire, pour leur permettre de rester assis plus longtemps ; ou dirigeant des ateliers ludiques en aptitudes sociales pour développer la capacité des petits à « gérer leur comportement ».

Les jouets à manipuler et les coussins de posture – outils de base de l’ergothérapie, dont le but est d’aider les enfants à décharger leur anxiété et leur énergie – sont désormais monnaie courante à l’école primaire. Les ballons alourdis et les couvertures lestées, voire les sacs de riz sont aussi recommandés, la théorie voulant que les gros objets réconfortent les élèves qui se sentent incontrôlables sur le plan émotionnel.

Notre fille avait-elle besoin d’un presse-papiers pour son jeune corps afin de réussir dans son travail d’élève de CE1 ? Mon mari a cuisiné l’instituteur. Qu’en était-il de son niveau en lecture ? Et en maths ? Avait-elle des amis ? Tout cela allait bien, nous a assuré l’enseignant. « Alors quel est le problème ? a demandé mon mari. Est-ce qu’elle vous dérange ? » Le maître a louvoyé, avant de répondre oui. « Et vous l’avez punie ? » Il ne l’avait pas fait.
Pathologiser ou punir ?

J’ai soudain réalisé que nous avions franchi une sorte de seuil foucaldien, pour entrer dans un monde où les figures de l’autorité préfèrent pathologiser que punir. « Autorégulation », « autodiscipline », « régulation émotionnelle », voilà les mots à la mode de l’école d’aujourd’hui.

Tous visent à produire un comportement « approprié », à faire entrer le style personnel du gamin dans le moule d’une orthodoxie émotionnelle implicite, celle du gosse posé, obéissant, qui n’extériorise pas ses problèmes, ne parle pas trop, ne défie pas souvent les règles, ne bouge pas à l’excès, ne se plaint pas du programme et ne fait pas d’éclats. Passé maître dans l’art de déchiffrer les attentes, il a une petite nurse intérieure qui veille à y répondre au mieux en canalisant ses vilaines impulsions.

La régulation émotionnelle, voilà le nouveau champ de prédilection de la psychologie. Avant 1981, l’expression n’apparaît qu’une fois dans la littérature. En 2012, Google Scholar dénichait plus de huit mille occurrences. Le grand public est au diapason : la maîtrise de soi est exaltée dans les livres les plus populaires de conseils aux parents, ces manuels du succès dans une méritocratie glorifiant ceux qui ne se laissent pas aller.

Au premier rang de ces ouvrages, « Comment les enfants réussissent », de Paul Tough. Certaines de ses idées, classiquement progressistes, s’appuient sur la théorie du capital humain du prix Nobel d’économie James Heckman, qui souligne l’importance pour une société d’investir dans les très jeunes enfants. Mais le livre s’en remet ensuite au modèle « c’est-le-ca­ractère-qui-forge-le-destin » lancé par Angela Duckworth, professeure de psychologie à l’université de Pennsylvanie, et le réseau Kipp d’écoles publiques à programme libre.

Avoir une "petite nurse intérieure"

Selon ce modèle, la clé du succès est la « détermination » (même si Duckworth reconnaît sur son propre site que personne ne sait vraiment comment l’enseigner). « Ne mangez pas tout de suite les marshmallows ! » proclame une mosaïque au fronton d’une école Kipp. « Puisse le livre de Tough rester longtemps sur les listes de bestsellers ! » a écrit le progressiste Nicholas Kristof dans le « New York Times ». Pourtant, aussi appréciée soit-elle des gens de gauche, la panacée de la « détermination » est à bien des égards profondément conservatrice, voire légèrement à droite d’Amy Chua et de son « Hymne de bataille de la mère tigre ».

Contrairement à Chua, le parent d’un enfant capable de se maîtriser n’a pas besoin de menacer de brûler le doudou de sa fille si la petite se montre trop curieuse, capricieuse, manque à l’appel – ou, Dieu nous en garde, traîne ! – quelque part entre l’école, le terrain de foot et la leçon de piano. Cet enfant-là est censé être équipé de sa nurse intérieure. Aucune menace n’est nécessaire.

Mais à quel prix ? Le garçon d’une mère à qui j’ai parlé, médecin à Seattle, avait du mal à s’asseoir en tailleur, comme l’exigeait le protocole de sa classe. L’école a envoyé chez elle un courrier : peut-être désirait-elle lui faire subir un test pour voir s’il ne souffrait pas d’un « trouble de l’apprentissage » ? Elle l’a fait – « payant environ 2000 dollars pour l’examen » – et inscrit le petit à des cours de soutien.

Après le troisième trajet en voiture depuis la maison à travers toute la ville, avec mon fils en sanglots qui me disait à quel point il haïssait les séances, nous avons décidé d’arrêter les frais,

explique-t-elle. Elle apprendra ensuite que tous les garçonnets de la classe avaient été expédiés chez un spécialiste. Un autre couple, bien décidé à refuser ce genre de choses, a payé un thérapeute extérieur pour fournir à l’école de leur fils une expertise attestant qu’il n’avait aucun trouble mental. « Nous voulions qu’ils l’entendent directement du thérapeute : il va bien, confie sa mère. Savoir ce qu’on veut, voilà un sacré don, qui se révélera plus tard incroyablement bénéfique. » En attendant, cet enfant évolue dans un système éducatif qui tolère difficilement l’indépendance d’esprit.


Les produits rêvés du système scolaire

« Nous disons au gamin “Tu es détraqué, tu es déficient” », explique Robert Whitaker, auteur de « Fou en Amérique ». « À certains égards, cela devient une prophétie autoréalisatrice. » Éduquer, c’est façonner. On le fait, aussi imperceptiblement que ce soit, au service d’un idéal. À certains moments, les produits rêvés du système scolaire américain ont été les enfants extravertis et droitiers (comme en France), on croyait que les gauchers présentaient des signes « d’accident neurologique ou de dysfonctionnement physique » et qu’il fallait corriger leur penchant naturel. Le respect de la singularité de chacun a aussi eu son heure de gloire.

Dans les années 1930, par exemple, les enseignants s’échinaient à découvrir les motivations de tel ou tel élève, pour lui éviter de décrocher à une époque où il n’y avait nulle part de boulot auquel se raccrocher. Mais ici et maintenant, même dans un pays exhorté par le président Barack Obama à « gagner l’avenir », le système éducatif a viré de bord, pour en revenir aux idées de Frederick Winslow Taylor, qui au tournant du XXe siècle a étudié les temps et les mouvements de maçons construisant un mur de briques pour améliorer la productivité.

Empruntant déjà aux idées de Taylor, l’école n’était guère conçue pour encourager l’esprit critique. Elle ne l’est pas davantage aujourd’hui, tant le salaire et la sécurité de l’emploi des professeurs dépendent de la réussite des élèves aux tests standardisés. « Ce que nous enseignons aujourd’hui, c’est l’obéissance, la conformité, le respect des instructions », confie l’historienne de l’éducation Diane Ravitch, auteure de « Vie et mort du grand système scolaire américain ». « Nous n’apprenons assurément pas aux gamins à sortir des sentiers battus. » La devise du prétendu mouvement pour la réforme scolaire est : « Pas d’excuses. »

Le message est “cela dépend de toi. Être ‘déterminé’, c’est ton problème. Soumets-toi et fais ce que tu as à faire”.

En tant que consommatrice d’éducation – enfant hier, parent aujourd’hui –, je n’avais jamais beaucoup réfléchi à ce que signifie gérer une classe. À première vue, le sujet semble technique et ennuyeux, de la cuisine interne pour profs. Mais grattez légèrement la surface, et cela devient fascinant, de la philosophie politique en miniature. La personnalité doit-elle être canalisée ou développée ? Quelle relation à l’autorité les enseignants cherchent-ils à créer ?

On peut envisager la gestion de la classe (et la discipline en général) en termes de tactiques externes ou internes. Les premières consistent à infliger une expérience embarrassante ou désagréable au gamin. L’exemple classique est celui du prof qui fait honte à un enfant en lui demandant de copier cent fois au tableau « Je ne ferai pas… » telle ou telle chose. J’ai vu mon instituteur, en CE1, balancer un poulet en plastique à la tête d’un garçon qui refusait de se taire pendant la lecture silencieuse. Mais les procédés de ce genre sont devenus « disons… problématiques », comme le dit Jonathan Zimmerman, directeur du programme d’histoire de l’éducation à la New York University.

En 1975, dans l’arrêt Goss v. Lopez, la Cour suprême a jugé que les élèves bénéficient de garanties judiciaires.

En conséquence, un élève peut dire à son prof, avec une certaine crédibilité : “Si vous faites ça, ma mère va vous poursuivre en justice.” Voilà qui change un peu la donne.

Au lendemain de l’arrêt Goss, de nombreux enseignants ont adopté les « Nouvelles Disciplines », selon le terme forgé par Alfie Kohn, une spécialiste de l’enseignement marquée à gauche. Cette philosophie soutient des stratégies comme la « prise de décision partagée », qui permet aux enfants de choisir, par exemple, entre respecter les règles de l’enseignant et rester en colle après la classe.

Tout cela sonne merveilleusement bien à nos oreilles modernes. L’enfant est moins passif et enclin à se comporter en victime, plus autonome et maître de sa vie. Mais les critiques de la méthode ne sont pas tendres. C’est « fondamentalement malhonnête, pour ne pas dire manipulateur, écrit Kohn. À la blessure de la punition s’ajoute l’agression représentée par la manipulation psychologique qui redéfinit la réalité et dit à l’enfant, de fait : tu voulais qu’il t’arrive quelque chose de pénible ».

Elizabeth Weil

L’intégralité de cette enquête de la « New Republic », traduite de l’américain par nos confrères de « BoOks », est à lire dans leur numéro d’été consacré aux enfants difficiles.


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