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La dette de l’indépendance a plombé le décollage économique d’Haïti

jeudi 10 février 2022 par Charles Sterlin

Sous la supervision du célèbre économiste français Thomas Piketty, Simon Henochsberg a rédigé, en 2016, son mémoire de maîtrise intitulé « Dette publique et esclavage : le cas d’Haïti (1760-1915) (1) ». Ledit mémoire a été sanctionné par trois universités de renom : l’École d’économie de Paris (PSE), l’École normale supérieure (ENS) et l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

L’objectif de M. Henochsberg est clair : comprendre comment Haïti a pu devenir l’un des pays les plus pauvres de la planète alors qu’elle a été le joyau de la France coloniale. Parmi les raisons évoquées dans la littérature sur le développement économique, on a souvent considéré les facteurs économiques et culturels, internes ou externes. De son côté, Simon Henochsberg, a voulu mettre l’accent sur l’impact de la dette de l’indépendance dans le sous-développement d’Haïti. Cette dette est considérée par l’auteur comme une oppression financière exercée par la France pour compenser les prétendues pertes financières des colons français après des siècles d’esclavage.

Simon Henochsberg a d’abord reconstitué l’histoire économique d’Haïti en constituant une série chronologique du produit intérieur brut (PIB) inédite pour Haïti sur la période allant de 1760 à 1915. Sa conclusion ne souffre d’aucune ambiguïté : « Les grandes puissances, en particulier la France, ont eu un impact négatif considérable sur le développement d’Haïti à travers une oppression militaire et une oppression financière comme la dette de l’indépendance. » Cette dette colossale représentait, confirme l’auteur, 300 % du PIB haïtien en 1825. Qui pis est, cette dette s’est étendue sur plus d’un siècle, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Selon M. Henochsberg, le fardeau imposé par la dette publique a conduit au retour d’une autre forme d’esclavage et à une inflation très élevée en Haïti à cause des turbulences monétaires qu’elle a engendrées. Ses estimations montrent que durant la période précédant la révolution, l’extraction financière, la somme des excédents commerciaux et de la consommation des colons, représentait près de 70 % du PIB. Après l’indépendance, l’extraction financière, cette fois-ci représentée par le remboursement ou l’accumulation des dettes, représentait plus de 5 % du PIB, soit environ 10 fois moins qu’à l’époque de l’esclavage. Un ratio qui demeure très important, selon les normes modernes.

« La dette publique avait une dimension punitive et a contribué à l’instabilité et à la pauvreté durables en Haïti. C’était aussi un moyen pour la France d’étendre l’extraction au-delà du régime esclavagiste », indique M. Henochsberg.

Une dette préjudiciable aux investissements publics

La relation entre la dette publique, extérieure ou intérieure, et le développement économique n’est pas très clairement établie. D’une part, on peut soutenir que le fait d’avoir une dette publique importante comme on l’observe dans de nombreux pays développés montre la capacité de l’État à augmenter les impôts futurs et à assurer convenablement le service de la dette. Auquel cas, le ratio dette/PIB pourrait être considéré comme un signal de bonne gouvernance publique par un État à qui les citoyens n’ont pas peur de prêter. D’autre part, le fait de permettre à une grande partie des recettes de l’État d’assurer le service de la dette publique peut être préjudiciable aux investissements publics nécessaires au développement économique. D’autant plus que les premières coupes dans le budget de l’État concernent souvent l’éducation et les dépenses d’infrastructures plutôt que les dépenses militaires.

Dans le cas d’Haïti, l’importante dette extérieure qui existait n’était pas le résultat de la solidité financière de l’État et/ou de la confiance des citoyens, soutient M. Henochsberg. Elle était plutôt une tentative du gouvernement français de rétablir sa domination par la voie financière en 1825. Haïti avait été sous contrôle français depuis 1697 jusqu’à la Guerre de l’indépendance perdue par Napoléon en 1804. La France a donc échoué à rétablir sa domination sur Haïti et a fini par demander une forte compensation financière en 1825 en créant une dette qui a duré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Le gouvernement français avait donné les détails de leur calcul dans un tableau joint à la loi du 30 avril 1825. Ces détails s’appuient sur les revenus annuels estimés des colons français en 1789. La compensation financière exigée est répartie de la suivante : 48 822 404 francs pour le sucre, 70 299 731 francs pour le café, 25 542 664 francs pour le coton et l’indigo ainsi qu’un montant de 5 000 000 de francs pour les terrains. Au total, on aboutit à un total de 150 000 000 de francs.

Haïti a connu un siècle d’endettement extérieur (puis intérieur) qui a plombé son développement. « Pour cette raison et bien d’autres facteurs, Haïti, qui disposait d’importantes ressources naturelles et d’une situation géographique stratégique favorable, s’est retrouvée comme l’un des pays les plus pauvres aujourd’hui. La responsabilité des grandes puissances dans ce processus d’appauvrissement est souvent considérée avec un parti pris car les Haïtiens ont tendance à les blâmer pour tout ce qui s’est passé tandis que des pays comme la France dilueront leur responsabilité dans des facteurs plus globaux », précise M. Henochsberg.

Le travail scientifique a tenté justement de faire la part des choses en distinguant les arguments spécieux des arguments rationnels reposant sur une analyse économique de l’histoire d’Haïti et des données probantes. La spécificité culturelle et l’histoire non économique sont également considérées par l’auteur comme ayant tous deux un pouvoir explicatif important. Il dit constater que la littérature existante sur Haïti se concentre plutôt sur le côté purement historique de la dette de l’indépendance plutôt que sur son analyse économique.

De nombreux universitaires haïtiens, poursuit Simon Henochsberg, ont écrit des livres d’histoire sur Haïti, certains tentant d’expliquer le sous-développement actuel du pays par des facteurs culturels avec un succès inégal. Il admet que l’approche purement historique a été favorisée par beaucoup d’auteurs à cause de la rareté des données qui rend difficile l’établissement d’un historique économique chiffré complet. Néanmoins, M. Henochsberg cite quelques analyses économiques très pertinentes sur le sujet telles que l’ouvrage de Victor Bulmer-Thomas : « The Economic History of the Caribbean Since the Napoleonic Wars (2012) » ou celui de François Blancpain : « Un siècle de relations financières entre Haïti et la France (1825-1922) », publié en 2001.

L’obstacle des grandes puissances

Ces récits détaillés de l’histoire économique haïtienne ont apporté un nouvel éclairage sur de nombreuses questions concernant Haïti, notamment l’importance relative de la dette de l’indépendance, l’investissement effectif dans l’éducation et les infrastructures au XIXe siècle. Simon Henochsberg utilise ces données et bien d’autres pour produire des estimations clés du PIB ainsi que les extractions financières nécessaires pour mieux comprendre l’échec économique de l’Haïti d’aujourd’hui. Concernant la période avant l’indépendance (principalement le XVIIIe siècle, de 1780 à 1790), il s’appuie sur des livres d’histoire et des données fiables provenant de différentes sources.

L’histoire d’Haïti, affirme M. Henochsberg, est ponctuée d’adversités et d’échecs souvent imposés par des grandes puissances : l’esclavage, les guerres et l’oppression financière qui ont marqué l’histoire du pays pendant trois siècles. Il soutient que la responsabilité de la France à travers ses colons ou ses banquiers est plus grande que l’on pourrait l’imaginer. Non seulement l’esclavage a nui à des générations jusqu’à aujourd’hui encore, l’oppression financière de la « double dette » était désastreuse puisqu’elle a provoqué de nombreux obstacles au développement économique d’Haïti.

En exemple, l’auteur cite « La fin des gourdes remplacées par du papier-monnaie qui a conduit à une énorme inflation, le retour d’une autre forme d’esclavage à travers le code rural, l’impossibilité d’investir dans des infrastructures qui auraient pu diversifier l’économie avant le choc sur le prix du café, l’incapacité de dépenser suffisamment pour l’armée qui a conduit à l’invasion par les États-Unis en 1915 ».

La dette publique imposée par la France en 1825 fut encore plus préjudiciable par des conséquences inattendues (retour partiel à l’esclavage, remplacement de la monnaie et inflation) que par les remboursements effectifs de la dette, indique le chercheur. Les paiements pesaient encore sur l’économie haïtienne avec les augmentation des paiements ou de la dette extérieure qui représentait une part du PIB d’environ 5 % chaque année pendant soixante ans. La dette a continué avec l’occupation américaine et a finalement pris fin avec la Seconde Guerre mondiale, a-t-il précisé.

« La France ne peut être imputable à tout ce qui est arrivé à Haïti qui avait des politiciens très corrompus dans une société extrêmement violente et des catastrophes naturelles fréquentes, mais la plupart des échecs du pays peuvent trouver leurs racines dans l’esclavage ou dans la dette de l’indépendance. La double dette imposée par la France a été très préjudiciable à Haïti qui a dû payer environ un dixième du coût de l’esclavage pendant un siècle à des pays bien plus riches », conclut Simon Henochsberg.

(1) : http://piketty.pse.ens.fr/files/Henochsberg2016.pdf

Thomas Lalime

thomaslalime@yahoo.fr


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