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Jean-Marie Pierre est mort

mardi 13 octobre 2020 par Charles

Fin connaisseur de la littérature, brillant professeur, syndicaliste et cadre, il savait être présent dans le monde de la culture et de l’éducation, discret mais jamais à court d’idées et de projets.

Nous avions, au temps de la dictature jean-claudiste, acheté notre première voiture ensemble. La semaine pour lui, le week-end pour moi. Une Renault qui devait être plus âgée que nous et qui passait plus de temps au garage qu’au service de ses propriétaires, jeunes enseignants fauchés discutant peu de l’avenir mais du pouvoir des assonances. Une anecdote : un Jean-Marie sec, fibreux, qui défie au combat à mains nues un officier costaud qui deviendra plus tard chef de la police. L’officier relève le défi, pose son arme, et une bagarre d’homme à homme.

Cet homme-là, il en existait quelques-uns en ces temps de dictature où l’on habitait le présent sans être obsédé par l’acquisition d’un statut ou d’une montagne de biens, ne voulant pas « parvenir ». « Vouloir parvenir » (l’expression est d’un philosophe) est sans doute le mal le plus répandu chez les jeunes (relativement) « lettrés » arrivés à l’âge adulte sous le règne du PHTK. Quel mal y a-t-il à être ministre et le plus zélé thuriféraire d’un pouvoir qu’on avait soi-même critiqué ? Quel mal y a-t-il à accepter un poste pour lequel on sait qu’on n’est pas qualifié, lequel poste, même en cas de qualification, nécessiterait d’être intégré dans une politique honnête et intelligente pour être d’une quelconque efficacité ? Quel mal y a-t-il à être ambassadeur d’un pouvoir criminel et corrompu ? L’objectif est de parvenir, et cette obsession interdit toute fidélité à une éthique. Parvenir, c’est être vu. Et avoir les moyens de faire le flambeur.

Pour de tels individus, une personnalité, un parcours, une vie comme ceux de Jean-Marie Pierre tiennent d’un anachronisme inacceptable et incompréhensible. Trop de modestie, d’exigence, d’humour. Et pas assez de signes évidents de richesse. Qu’est-ce que c’est que cet imbécile qui, quelques jours avant une mort qu’il sait proche, cite Diderot et plaisante qu’il va « mourir guéri » après une opération ratée.

Il avait collaboré à différentes revues, mais il ne publiait pas souvent. Il lui fallait être sûr d’avoir pensé un propos et une forme qui valaient pour le lecteur la peine du dérangement. Refus catégorique d’être un agent de la « médiocratie ».

Jean-Marie Pierre est mort. C’est bien que des institutions avec lesquelles il a collaboré pensent à lui rendre hommage. Cela nous éloigne de la visibilité du parvenu qui fait le spectacle et parfois les unes. Mais l’homme de culture qu’il était leur aurait cité La Bruyère sur le complaisant qui « cherche moins ce qui est vertueux et honnête que ce qui est agréable », et sur le coquin « à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire ».

Il est des hommes dont l’objectif n’étant pas de « parvenir » qui ont vécu sans se transformer en complaisants ni en coquins.

Antoine Lyonel Trouillot
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