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Haïti, chroniques de l’après-12 janvier 2010

lundi 13 janvier 2020 par Charles

Lyonel Trouillot envoyait alors au « Point », depuis Port-au-Prince dévastée par un tremblement de terre, ses carnets. Dix ans après, le relire... Par Lyonel Trouillot

Lyonel Trouillot
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« Que peut la littérature devant l’ampleur du drame ? Rien, mais surtout pas se taire  », écrivait Lyonel Trouillot dans Haïti parmi les vivants, le livre que Le Point et Actes Sud ont coédité en mai 2010 en soutien à Haïti. Que peut la littérature ? Au lendemain du 12 janvier, il n’était pas évident de demander à un Dany Laferrière, à peine rapatrié chez lui, à Montréal, de nous livrer un texte dans l’urgence, de mobiliser Michel Le Bris, directeur du festival Étonnants voyageurs qui devait s’ouvrir sur place le lendemain. Ni de suggérer à Lyonel Trouillot, qui vit à Port-au-Prince, de nous donner chaque jour sur Lepoint.fr des nouvelles de sa ville dévastée : «  On peut essayer  », a-t-il répondu. Relevant le défi quotidien de courir après un accès à l’Internet, de trouver un hébergement dans les locaux de la radio Kiskeya, puis de devoir les évacuer aussitôt sous la menace de l’effondrement du bâtiment, de se tenir à son clavier entre deux secousses de sa terre pour écrire ses Chroniques de l’après. Dix ans après, Le Point vous redonne à lire la première chronique de cette « Petite histoire des réactions à l’horreur du séisme ». Complété par de nombreux textes écrits sur place dans l’atelier d’écriture de Lyonel Trouillot, l’ensemble serait rassemblé dans un livre qui reste un témoignage précieux de ce qu’ont vécu les Haïtiens dans ces heures tragiques.
HaïtI, vivre avec la mort

Port-au-Prince, mardi 19 janvier. 9 heures.
Dans certains quartiers, la capitale a tout d’une ville déserte. Peu de voitures, de passants. Des ruines. Et quelques braves qui essayent de sortir des objets, des souvenirs, sous les décombres. Ce n’est plus vraiment des vivants que l’on cherche. Sur les ruines de la maison de mon amie Georgia Nicolas, coordonnatrice de l’Atelier Jeudi soir, nous constatons, avec un ingénieur et quelques ouvriers, l’ampleur du désastre. Qu’est-ce qu’un grand désastre sinon la somme de milliers de petits désastres ! Chaque petit désastre est en soi immense. Des vies, des carrières. Sept jours après la catastrophe, l’après commence. Je demande à un ouvrier des nouvelles de Josué, l’homme à tout bien faire du quartier (gardien, coiffeur...). Il est mort, il est quelque part sous les ruines, quelques maisons plus loin. Un coup d’œil vers les ruines de la maison indiquée. Exit Josué. Un jeune doberman nous a rejoints. Il semble nous avoir choisis comme parents adoptifs. La maison de ses maîtres a sans doute été détruite.

La veille, sa famille a enterré notre amie Valérie, une ancienne membre de l’atelier qui dirigeait une école de théâtre. Cela s’est passé dans un autre quartier, au bas de la ville. Un immeuble a traversé la rue, comme un immense projectile, pour frapper de plein fouet une école, une église et une bibliothèque. On ne peut pas pleurer tant de morts en même temps. Cela en devient presque ridicule. On ne peut pas choisir dans le tas. J’ai rencontré aussi mon ami Danice, le graphiste du journal. Le matin. Il a perdu sa femme et ses deux enfants. Ce foutu tremblement de terre n’aura laissé personne sans son lot de morts. Personne sans son lot de morts, c’est l’une des vérités du début de l’après.
Je descends vers radio Kiskeya qui a recommencé à fonctionner depuis la veille. Je vais aux nouvelles. La distribution de l’aide qui pose toujours problème par manque de coordination. Les dernières ( ?) tentatives et espérances des sauveteurs pour sortir les derniers ( ?) survivants des décombres. Les petits vols des voyous s’infiltrant la nuit sous les ruines pour piquer un ordinateur, un gadget ou du cash. Les réactions de la police qui agit dans certains quartiers, exerce des contrôles, souvent sans nuances. Vigilance, mais aussi exactions. Tu as trouvé ça où ? En attendant, on t’arrête, tu t’expliqueras plus tard. Quelques viols. Des cas de pillage. Carrefour, Pétion-Ville, le boulevard Jean-Jacques-Dessalines... Une chose semble certaine, ni la police ni la population n’épargneront les bandits. Dans de nombreux quartiers, les jeunes ont monté des comités. La sécurité de la zone fait partie des priorités. Pas malin celui qui se fera prendre. Les gens ont besoin d’abris, d’eau potable, de nourriture. Ils n’auront ni le temps ni l’envie de jouer aux démocrates avec les voleurs, les violeurs et les assassins.
Beaucoup de questions. Les questions sur les intentions des uns et des autres donneurs d’aide. Sur celles des États-Unis en particulier qui contrôlent désormais l’aéroport et annoncent l’envoi de troupes, de nouvelles troupes. Le gouvernement sort lentement de son mutisme, mais ce n’est pas encore suffisant ni suffisamment clair pour rassurer vraiment. Je rentre. Port-au-Prince semble s’être vidé. Ce qu’il en reste dort dans les rues. Les uns, parce qu’ils n’ont plus de maisons. Les autres, parce qu’ils ne veulent pas encore rentrer chez eux. Je les comprends. J’ai développé une peur bleue des douches et des salles de bains. Parmi les rumeurs, des riches (il en est même dans le malheur) auraient affrété des avions privés. Pour eux aussi se pose la question, sans doute différemment : comment vivre après la mort ?


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