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Koldo Echebbaria : de l’État et de l’aide internationale à Haïti, retour sur une expérience éclairante

mercredi 6 février 2019 par Charles

(Suite et fin) Le Nouvelliste a rencontré, le 30 octobre 2018, le représentant résident de la Banque interaméricaine de développement (BID), Koldo Echebbaria, quelques jours avant qu’il ne quitte le pays pour aller prendre la tête de la plus prestigieuse business school d’Espagne et l’une des toutes premières en Europe, l’ESADE. Bilan d’un parcours dans notre pays et d’un regard sur Haïti. Cette interview, "benyen san kache lonbrik", est une vraie leçon de gestion de l’aide et de l’État. Ci-après la suite de l’interview.

National -

F.D. : L’autre question qui a été soulevée ces derniers mois c’est le coût des infrastructures. Le président Jovenel Moïse l’a souligné à plusieurs reprises que le kilomètre d’une route a un prix. Au niveau de la BID, vous avez cette position ?
K.E. : Oui. Je pense que le Président a raison. C’est vrai que la route menant vers Jérémie va être la route la plus chère du monde. Pourquoi ? Je pense que les raisons sont multiples. La première est une raison de marché. Il n’y a pas un marché profond en Haïti. Il n’y a pas beaucoup d’entreprises qui vont venir travailler ici. Les entreprises qui viennent sont chères. Il faut travailler avec des entreprises qui coûtent très chères. Il y a une autre raison. Comme l’Etat est faible, il faut mettre beaucoup de supervision. On a la supervision de la supervision de la supervision. Et cela coûte cher aussi. C’est un autre facteur. Autre chose, dans le cas de Cayes-Jérémie, un tronçon devait être fait par l’Etat, un autre par l’entreprise. Et il y a eu des problèmes. L’Etat (pas sous l’administration Moïse) n’avait pas la capacité de payer. Alors, les travaux ont été interrompus plusieurs fois. Alors il fallait refaire. Si on avait déjà fait le terrassement, il fallait le refaire. Cela coûte de l’argent. Il y a toutes sortes de problèmes qui font qu’effectivement les travaux sont beaucoup plus chers. C’est pour cela que je pense que l’idée d’avoir des moyens de l’Etat en Haïti avec une formule comme la Caravane du changement est très bonne.
F.D. : Là encore, la communauté internationale, les bailleurs de fonds en particulier, à un certain moment empêchait quasiment le ministère des Travaux publics ou celui de l’Agriculture d’avoir des moyens pour intervenir. On disait qu’il faut passer par les entreprises…
K.E. : Non, pas nous à la BID. Il y a certains travaux qu’il vaut mieux faire à travers les entreprises. Je dirais que les travaux dans les réseaux nationaux, les aéroports, ont besoin d’une certaine capacité technique. On peut les exécuter avec les appels d’offres. Mais pour les routes secondaires qui sont les vrais problèmes en Haïti, je pense que les moyens de l’Etat, les travaux en régie peuvent fonctionner parfaitement bien. Mais il faut bien gérer. Il ne faut commencer un tronçon et ensuite l’abandonner pour continuer des mois après parce qu’il n’y a pas de fonds, il n’y a pas de liquidité. On ne doit pas commencer des travaux sans projets. Il faut des petits projets. Il faut avoir la capacité locale. Il faut bien gérer tout ça. A un certain moment, le président de la BID avait déclaré qu’il fallait mettre des stéroïdes dans la Caravane. Il avait été très critiqué pour cela. Mais il avait raison. Il voulait dire qu’il faut faire plus, qu’il faut gérer mieux, il faut avoir de la gestion dans la Caravane. C’est ce qu’il voulait dire.
F.D. : La BID a apporté son financement à la Caravane du changement, ce programme lancé par le président Moïse. Elle connaît les moyens disponibles en Haïti. La caravane avait commencé sur un département puis elle a été étendue sur tout le pays. Croyez-vous qu’on a la capacité de faire la caravane sur tout le pays en même temps ?
K.E. : Oui. Si on choisit bien les priorités. Si on se concentre dans les routes secondaires, le nettoyage des canaux d’irrigation, etc. Oui, s’il y a les moyens, si on met des capacités dans les directions départementales du ministère de l’Agriculture et dans celles des Travaux publics. Mais cela, il faut le planifier, faire les suivis, évaluer. Il faut avoir une discipline de gestion. C’est pour cela que je crois que la gestion est plus importante que les ressources. Nous avons dépensé ou engagé 10 millions de dollars dans la caravane. On pourrait faire beaucoup plus. Mais on ne reçoit pas les demandes de financement.
F.D. : On a aussi dit que la BID ne recevait pas les rapports des dépenses de la Caravane...
K.E. : Oui. C’est cela aussi une partie du problème. On n’arrive pas à avoir un processus bien établi de façon à ce qu’on puisse assurer la liquidité des ressources de la caravane. Il est possible aussi que l’Etat essaie de faire trop. Il faut faire un peu moins. Partout dans le pays, mais avec des priorités bien claires. Si on commence un tronçon, on le termine. Si on fait un travail de nettoyage des canaux, on le fait toutes les années ou chaque 6 mois. Si on parle de l’Artibonite, on sait que l’ODVA ne fonctionne pas. On peut avoir la caravane en permanence dans l’Artibonite. Mais il faut surtout reformer l’ODVA et avoir une vraie institution qui fait bien son travail.
F.D. : Mais pas garder l’ODVA comme ce qu’il est aujourd’hui, un instrument politique…
K.E. : Oui, c’est ça. L’ODVA ne doit pas être pour les hommes politiques qui veulent donner des emplois.
F.D. : La BID est dans l’agriculture, dans les infrastructures. L’un des projets majeurs du président Jovenel Moïse c’est la construction du barrage sur la rivière de Marion. La BID y est impliquée ?
K.E. : On en a parlé. On est en train de faire un projet d’irrigation. On ne finance pas le barrage sur la rivière Marion mais on est disposé à financer les infrastructures d’irrigations qui profitent au barrage de Marion. On a visité le barrage avec le président. C’est un très bon travail avec des spécialistes cubains qui ont déjà réalisé des centaines de barrages. Il faut faire l’irrigation après et on est disposé à fournir un financement.
F.D. : Le débit d’eau disponible sur la rivière Marion va permettre que ce barrage soit viable ?
K.E. : On n’a pas fait les études. On ne sait pas. Mais si ça marche bien, on pourrait financer les canaux d’irrigation. Mais j’ai vu des ingénieurs compétents qui ont déjà effectué des travaux similaires. J’espère que tout ira bien.
FD : On a vu le viaduc de Delmas qui a été un ouvrage important, comme le sera la construction du barrage. Le viaduc n’est pas très utile, là où il est placé pour la circulation à Delmas. Si la rivière Marion n’apporte pas l’eau, ce barrage ne sera d’aucune utilité…
K.E. : J’ai parlé à un ingénieur cubain, je lui ai posé la question. Il m’a dit que oui il y a assez d’eau pour le barrage. Je ne suis pas un technicien. La BID n’a pas fait d’études sur le barrage.
F.D. : L’un des projets majeurs de la BID qui a connu des difficultés c’est le projet sur l’éducation. C’est réglé maintenant ? Il y a-t-il un nouveau coordonnateur ?
K.E. : Oui. On a parlé avec le Ministre. Il a bien réagi à la situation. Il a fait un bon travail. Haïti a un très bon ministre de l’Education. C’est quelqu’un qui est bien concentré sur le secteur. On a bien coordonné avec lui. Ce que la BID fait dans l’éducation c’est surtout la construction des écoles et des cantines. On est en train de parler d’une future opération avec plus de constructions d’écoles. Et probablement avec une concentration dans le nord du pays. On est en train de tester un projet pilote dans le Nord-Ouest avec 10 écoles. C’est un projet pilote dans lequel on fait une gestion intégrale de l’école. C’est-à-dire qu’on assure le recrutement des enseignants sur mérite, le paiement, les matériaux, la nourriture, l’entretien. L’idéal pour nous serait de le faire à travers les congrégations religieuses. On est disponible à parvenir à un accord avec le ministère sur cette option. La BID travaille avec le gouvernement. Nous sommes fiers de travailler avec le gouvernement d’Haïti. C’est ce qu’il faut faire. Et même idéalement tout faire passer à travers une structure permanente de l’Etat. Parfois, ce n’est pas possible parce qu’il y a des limitations. Nous sommes là pour aider le gouvernement légitime avec les meilleures solutions. La BID est une coopérative de pays.
F.D. : Ces 8 dernières années, pendant que la BID engageait 200 millions de dollars par an en Haïti, le pays disposait des fonds PetroCaribe. Comme bailleurs, vous avez suivi l’évolution de ces dépenses et les scandales dont on parle aujourd’hui ?
K.E. : Non. Nous avons constaté certains travaux qui ont été faits. Mais nous n’avons pas fait un suivi. Mais je pense que c’est intéressant de faire la comparaison entre les différents modèles d’intervention avec les différents types de ressources. Dans un cas extrême, on a le modèle de PetroCaribe. C’est un prêt et non un don. On donne l’argent, mais il n’y a pas de contrôle. C’est à la discrétion du gouvernement. Dans notre cas, ce n’est pas comme ça. On travaille avec le gouvernement, en fonction des priorités du gouvernement mais avec certaines politiques qui sont compliquées et parfois trop compliquées, avec un lent processus de décaissement. Au moins, on s’assure que l’argent ne sera pas volé. Il y a des cas de malversations qui se produisent sur les projets de la BID, mais pas énormément, de petits cas. Les constructions, les infrastructures sont là. Peut être chères, oui. Mais, elle sont là et sont utiles. Ce n’est pas le modèle idéal. On peut en améliorer l’efficacité. Comme je le disais, cela dépend beaucoup de l’Etat haïtien. Je pense que c’est un modèle qui est beaucoup plus efficace que le modèle de PetroCaribe. Et il y a d’autres modèles comme celui-ci à travers les ONG. On ne pense pas que se soit le bon. La BID pense que l’aide doit être canalisée à travers l’Etat. A travers les structures permanentes de l’Etat. Pour cela, il faut avoir ces structures et les capacités de les gérer. Parfois, il faut avoir des structures d’exécution en parallèle, ce qui n’est pas du tout l’idéal.
F.D. : Ces dernières années, un peu semblable aux fonds de PetroCaribe, on a beaucoup parlé de l’arrivée des Chinois, des entreprises privées chinoises, qui arriveraient avec le financement privé chinois. La communauté internationale n’a pas vraiment appuyé cette idée…
K.E. : Non, elle ne l’a pas fait. Personnellement, je n’ai rien contre les Chinois. La Chine est d’ailleurs membre de la BID. Je pense que la Chine fait des choses extraordinaires dans beaucoup de pays. Mais dans ce cas, il y avait un autre problème. Quand on a effacé la dette d’Haïti après le séisme de 2010, il y avait certaines conditions. Parmi les conditions, Haïti ne pouvait pas contracter de prêt commercial, de prêt commercial en monnaie étrangère. C’est un accord de la coopérative, la coopérative de la BID. Haïti fait partie de l’accord, de la coopérative. Et si on est dans une coopérative, il y a certaines règles. Ce qui est normal. Si on profite des ressources de la coopérative, il faut respecter les règles. C’est ça qu’on a mentionné aux autorités haïtiennes. Et elles ont compris. Et heureusement qu’on a pu continuer sans aucun problème. Mais il est tout à fait possible de donner en concession l’aéroport Toussaint Louverture.
F.D. : C’est-à-dire qu’on ferait un transfert de sa gestion et de ses possibles besoins d’agrandissement à une entreprise privée ?
K.E. : Oui. On peut en faire une gestion privée avec un certain investissement. C’est une infrastructure qui génère beaucoup d’argent. On peut établir un canal pour l’Etat. Mais on peut avoir une gestion, on peut avoir un hôtel, un parking comme il faut, un terminal comme il faut. L’aéroport est l’une des infrastructures en Haïti qui peuvent profiter à l’Etat, mais qui peut être géré beaucoup mieux avec une entreprise qui connaît le secteur et qui a déjà opéré dans d’autres pays.
F.D. : Mais pas le modèle où Haïti fait un prêt pour construire un aéroport qu’il va gérer…
K.E. : Oui. C’était ça le modèle avec les Chinois. Et maintenant, l’Etat est en train d’effectuer quelques travaux. La BID aussi est en train de faire des travaux. La réhabilitation de la piste est financée par la BID. La tour de contrôle va être financée par la BID. Mais on pense qu’il y a un meilleur modèle avec beaucoup d’expériences dans le monde. Encore une fois, c’est une question de gestion. Si on a une meilleure gestion, on va profiter plus. Il y a des entreprises spécialisées qui peuvent investir pour financer tous les travaux nécessaires à l’aéroport Toussaint Louverture et qui peuvent verser des recettes à l’Etat. Et, possiblement, aussi importantes que les recettes que perçoit l’Etat actuellement.
F.D. : Revenons sur cet accord dont vous avez parlé. Cet accord qui mettrait ensemble les forces politiques, les forces du secteur privé, la société civile, pour trouver le minimum sur lequel on pourrait s’entendre en Haïti, et permettre de fixer un plan pour améliorer la fiscalité, combattre la contrebande, réduire le déficit sur l’énergie. Laissez-nous votre vision de cet accord comme un dernier conseil avant de quitter votre poste en Haïti.
K.E. : Il y a beaucoup de pays qui, dans des situations graves comme celle en Haïti ont fait la même chose. Ces pays sont arrivés à conclure un accord national. On rassemble les forces politiques, économiques et sociales pour fixer des accords clés sur certaines choses. Et on donne la priorité à ces accords. Il y a même des méthodes bien étudiées pour le faire. Il faut une capacité de conciliation, d’arbitrage. C’est possible en Haïti que des acteurs de la société civile aident à rassembler toutes les forces. Il faut gérer cela, avoir une méthode et travailler avec les différentes forces sociales, économiques et politiques de manière constructive. Finalement, c’est le gouvernement qui doit prendre en main le leadership. Probablement, il faut une manière claire d’exécuter le processus. On a beaucoup parlé de monter un delivery unit. On peut constituer un delivery unit associé à l’accord de façon à ce que les 3 à 4 points importants de l’accord soient gérés de façon spéciale dans les bureaux du Premier ministre. Et de façon bien ciblée. Et aussi avec des ressources identifiées du pays et de la communauté internationale, avec des mécanismes de gestion. Et aussi avec un accord avec le FMI qui soit complémentaire de tout ça. Ça peut se faire.
F.D. : Le Président Moïse a lancé il y a quelques mois les états généraux sectoriels. Ce dont vous parlez ne concerne pas les états généraux ?
K.E. : Non. Ce n’est pas ça. Les états généraux sont une initiative trop ambitieuse. Certes, c’est intéressant, mais je parle d’une chose bien différente. Je parle d’une chose beaucoup plus ciblée, beaucoup plus spécifique, beaucoup plus concentrée dans les priorités fiscales et sociales. Pas plus que ça.
F.D. : La BID participe à un certain montant au prochain budget que le gouvernement est en train d’élaborer ? La BID fera un don ?
K.E. : La BID a un programme qui a été accordé au gouvernement. Il y a des décaissements qui sont prévus dans ce programme. Le gouvernement est au courant. Et normalement, on a des ressources qui passent par le gouvernement et qui sont concentrés dans des projets. On espère que ce sera un budget discipliné, équilibré, avec des chiffres, des dépenses et déficits raisonnables. On sait qu’élaborer un budget en Haïti n’est pas facile. On comprend les difficultés politiques pour faire approuver le budget.
F.D. : Avec des dépenses et des déficits raisonnables, vous dites…
K.E. : Oui.
F.D. : Haïti et le Fonds monétaire international (FMI) vivent depuis des années une histoire compliquée. Cela avait pris du temps pour faire les dernières négociations. En février 2018, un accord avait été trouvé. Cet accord n’a pas pu être respecté à 100%. La BID, quelque part, tient à ce cadre avec le FMI. Comment vous voyez tout ça ?
K.E. : Je pense que pour un pays comme Haïti, l’accompagnement du Fonds monétaire international est essentiel. Ce n’est pas seulement pour l’argent. C’est beaucoup plus pour le fait d’être soutenu et accompagné par une institution comme le FMI. Cela envoie beaucoup de signaux positifs, rehausse la tranquillité des investisseurs nationaux et internationaux. Les capacités techniques du FMI peuvent être très utiles pour Haïti. Même si le « Staff management program » était raté en 2018, je pense que le FMI est ouvert à faire un programme de 3 ans avec Haïti. Je pense qu’il faut profiter de l’occasion. Il faut arriver à l’accord le plus tôt possible. Il faut aussi avoir les autres bailleurs dans le contexte de l’accord et faire quelque chose de complémentaire avec cet accord national dont je parlais. Je pense que le faire ainsi va donner plus de force à l’accord national. Ça va aussi donner des indications beaucoup plus claires au FMI sur la volonté du pays de faire bien les choses. On parle de s’entendre sur trois ou quatre points pour arriver à pouvoir réduire le déficit généré par l’EDH, réduire le déficit sur la subvention aux produits pétroliers, augmenter les recettes douanières en combattant les contrebandes et mettre en place l’accompagnement social et l’investissement social pour les plus vulnérables. Avec ça, l’accord est fait.
F.D. : Vous laissez Haïti. Vous allez dans un autre pays pour la BID ?
K.E. : Non. Je laisse la BID. Je prends ma retraite de la BID. Je rentre dans mon pays en Espagne. Je vais devenir le directeur général d’une école d’affaires et de droit à Barcelone, l’ESADE. C’est une école bien connue. C’était ma maison durant 8 années, de 1992 à 2000. Alors, d’une certaine façon, je vais rentrer chez moi après 18 ans à la BID. Je pense qu’avec l’expérience de ces années, je vais avoir Haïti pas seulement dans mon cœur, mais aussi dans ma tête. Parce qu’Haïti est un pays qui donne beaucoup à penser et qui donne beaucoup à apprendre. C’est un endroit magnifique pour connaître une réalité, pour travailler dans cette réalité et pour se libérer de certains préjugés aussi. Je vais continuer à être très attaché à ce pays.
FD : Merci beaucoup. Bonne continuation.
KE : Merci.
Légendes
FD : Frantz Duval, KE : Koldo Echebbaria
Propos recueillis par Frantz Duval, retranscription : Jean Daniel Sénat

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