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Au lit, les bonnes intentions mènent rarement au nirvana sexuel

lundi 30 avril 2018 par Charles

Les amants dévoués veulent s’offrir le Rapport Sexuel Parfait, avec orgasmes simultanés à la clé. Mais nos ambitions de premier de la classe sont souvent contre-productives, dit la chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette.

Le mieux est l’ennemi du bien ! C’est peut-être un cliché, mais, au lit comme ailleurs, l’enfer se pave d’excellentes intentions – laissant les amants dévoués se casser les dents sur l’idée du Rapport Sexuel Parfait.
De quoi parle-t-on exactement ? Avant tout, de l’orgasme. Si un des partenaires ne l’atteint pas, les Nations unies débarquent : ne pas faire jouir constitue comme chacun sait une offense grave et révèle un esprit égoïste (« c’est sans doute un pervers narcissique »). Mêmes attentes de l’autre côté du lit : ne pas récompenser les efforts du partenaire par une jouissance validée en laboratoire marque la mesquinerie, l’absence de générosité, voire une défaillance profonde (« clairement, son père ne lui a pas donné assez d’amour »).

Cette exigence d’orgasme se double d’une vision comptable de la réciprocité : j’ai eu un orgasme, tu dois avoir un orgasme, sinon la balance cosmique se brise et nous courons au divorce. La politesse se transforme en fardeau : il faut « rendre » les orgasmes aussi rapidement que possible, même si on préférerait roupiller.
Et parce qu’il serait trop simple de faire preuve de flexibilité, il faut rendre le plaisir sous une forme équivalente : un orgasme ne peut pas être troqué contre une vaisselle ou une invitation au restaurant. Pour les amants à faible libido, c’est double peine ! Non seulement ils ont dû se motiver pour soulager la tension sexuelle de leur partenaire, mais après ça, il faudrait encore les soulager de leur propre tension – pourtant plate comme une carte postale du Cap d’Agde.
Tenir son érection comme on tient une tranchée
L’exigence d’orgasmes simultanés repose sur la même logique : les individus chimiquement compatibles (comme nous le sommes tous, n’est-ce pas) sont supposés atteindre le point de fusion nucléaire à la même seconde, en dépit des différences de sexe, de désir, d’efficacité technique ou de concentration.
Le Rapport Sexuel Parfait nous vend cet événement improbable comme le fruit d’une concertation toute bête – l’homme retarde un peu ses ardeurs, la femme enclenche le mode cuisson rapide. Sauf que si la bonne volonté suffisait, les sexologues seraient au chômage.
Du côté des bonnes intentions masculines, on citera également le mantra « ladies come first » (« les femmes d’abord »). Il faut tenir son érection comme on tient une tranchée ! Quitte à oublier les statistiques de l’orgasme vaginal (tenir ne sert pas à grand-chose). Le mâle soucieux de bien faire s’obligera en outre à transformer le rapport sexuel en divertissement son et lumière : changement de position toutes les trois secondes, répertoire sexuel déroulé dans son intégralité façon menu-dégustation (« ah non, pas question de rater le cunnilingus, c’est ma spécialité »), fête des sens, mots doux, n’en jetez plus.
Les bonnes intentions féminines tableront sur une sexualité multitâche, open-bar, prête à tout essayer « par amour », y compris quand il faut avoir la tête en bas. A quoi s’ajouteront des exigences de beauté absurdes, transformant la relation en performance décorative (en attendant d’accrocher son missionnaire sur les murs du Centre Beaubourg). Cette sexualité forcément cosmétique entrave la spontanéité des rapports… ou l’existence même des rapports, tant il devient inconcevable de coucher sans être parfaitement épilée.
Un tiers des Françaises simulent régulièrement l’orgasme
On pourrait continuer longtemps cette liste des bonnes intentions contre-productives : le surinvestissement amoureux qui idéalise l’autre au point de le rendre intouchable, l’utilisation du sexe comme pansement pour les conflits (si ça marchait, les casques bleus ne porteraient rien d’autre que leur couvre-chef), l’hygiénisation forcenée, la quantification du plaisir, la « bonne » expression orgasmique (un râle comme au cinéma), etc.
Quelles sont les conséquences de nos ambitions de premiers de la classe ? Evidemment, si la sexualité devient une activité qui se « réussit » comme on réussit un soufflé au fromage, la pression grimpe. Pour l’érection masculine, on peut difficilement faire pire. Les compétences demandées sont bien plus techniques qu’on ne voudrait le faire croire : tout le monde ne peut pas retarder son éjaculation. Tout le monde n’a pas un corps parfait.
Le constat est identique du côté des jouissances féminines : parce qu’il faut jouir à tout prix, un tiers des Françaises simulent régulièrement l’orgasme (IFOP/Cam4, 2015). Il s’agit neuf fois sur dix de préserver la confiance de leur partenaire (Archives of Sexual Behavior, 2010) – car oui, l’immense majorité de ces mensonges reposent sur une bonne intention ! Les enjeux pèsent lourd dans cette décision : la sexualité étant supposée valider l’amour, on ne peut pas « rater » son orgasme sans menacer la santé émotionnelle du couple.
Mais au fait, d’où viennent toutes ces exigences ? On pourrait faire remonter l’association de l’amour et de la fusion sexuelle à nos racines mythologiques : une jouissance en décalé contredit l’idée que l’homme™ et la femme™ soient les deux moitiés d’une même âme. Le cinéma grand public et le cinéma pornographique jouent également leur rôle dans l’idéalisation des rapports (quoique selon des standards drastiquement opposés l’un à l’autre). Ne limitons cependant pas nos bonnes intentions à des influences du passé ou à des écrans : elles correspondent à l’esprit du temps.
Une exigence irréaliste de perfection
En effet, on ne peut pas ignorer notre souhait collectif d’inventer des rapports sexuels bienveillants, inscrits dans le cadre de rapports bienveillants en général. Cette exigence n’est pas réservée aux femmes. En anglais, l’excellent Good Men Project fêtera bientôt ses 10 ans, et fournit à ses lecteurs une quantité remarquable de ressources destinées à devenir un Homo ethicus. En français, le podcast The Boys Club donne la parole à des hommes explorant des masculinités non toxiques. Le journaliste Jérémy Patinier vient de sortir chez Textuel un Petit guide du féminisme pour les hommes.
L’actualité récente, post-#metoo, rend concret et urgent notre désir de bien faire. Un optimisme qui n’a pas toujours été de mise : le modèle freudien considérait l’acceptation d’une sexualité inégalitaire comme marque de maturité, et mettait l’accent sur le potentiel destructeur et dramatique de nos pulsions. Aujourd’hui, au contraire, c’est la sexualité malveillante qui devient immature !
Ce qui laisse une question ouverte : pourquoi nos bonnes intentions sont-elles si compliquées à mettre en œuvre, et si déconcertantes dans leurs résultats ? Notre embarras repose sur deux éléments. D’abord, une exigence irréaliste de perfection : zéro faute, c’est zéro risque, et ça ne fonctionne pas. Ensuite, la persistance du tabou sexuel : pour bien faire, encore faudrait-il savoir comment faire – nous sommes en plein renversement des valeurs, en pleine phase de tests. Nous ignorons encore quelle sexualité nous conviendra, et évidemment, elle se décline au pluriel ! D’où des bonnes intentions qui sont parfois, paradoxalement, de mauvaises bonnes intentions. Lesquelles nourrissent nos petits fiascos du quotidien.
Ne nous décourageons cependant pas : ces malentendus sont cent fois plus gratifiants, et mille fois moins blessants, que la stagnation… ou pire, le retour à une sexualité qui se fiche de bien faire. Ici, la question dépasse de loin le cadre sexuel : est-ce l’intention qui compte ? Oui, ça compte. Mais sans bonne direction, ça ne suffit pas.


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