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Gourde-dollar, comment sortir d’une longue histoire d’amour

mardi 6 mars 2018 par Charles

Comment éviter qu’une mesure de bonne intention ne devienne un cauchemar ? C’est la question qui doit empêcher tout responsable de dormir depuis le 1er mars.

Editorial -

Au 28 février 2018, les dépôts dans les banques haïtiennes totalisaient 95 milliards de gourdes et des poussières et près de 2.5 milliards de dollars américains. La confiance dans la devise américaine, le greenback est le plus fort ici, et autant le dollar prend de la valeur vis-à-vis de la gourde, autant on s’en sert comme valeur refuge. Et c’est une longue histoire.
Jusqu’au début des années 80, Haïti a vécu avec un taux de change fixe : 5 gourdes pour un dollar américain. C’était écrit sur chaque billet de banque en vertu d’une convention signée au début du XXe siècle avec la puissance occupante, les États-Unis d’Amérique.
Les chocs pétroliers successifs, l’augmentation des déficits publics et commerciaux, l’augmentation de la population et mille autres raisons, au mitan des années 80, provoquèrent non pas une rareté du billet vert, mais une certaine tension. Si dans la décennie précédente personne ne se souciait de payer en gourdes ou en dollars, on commença à faire attention.
Pour partir pour l’étranger ou payer une commande, il fallait aller à la banque, puis connaître quelqu’un à la banque. Avant le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, accepter de payer une modique prime de change à ceux qui avaient des dollars à profusion était déjà devenu la norme.
Le marché parallèle s’installa bien avant que les banques ne se mettent à faire du change légalement. C’est la belle époque de Gérard Dumont et des cambistes de rue. La parité fixe était morte de sa belle mort.

Avec l’appréciation du dollar et nos désordres récurrents, trouver des devises, en vendre ou en acheter devinrent une activité comme une autre. Les maisons de change, les banques, puis, de plus en plus, chaque entreprise se mirent au négoce des devises, du dollar américain principalement, mais aussi du dollar canadien, du peso dominicain, des devises européennes, puis de l’euro. En dépit de rumeurs périodiques, le taux resta à la discrétion des forces du marché. L’État ne fit pas grand-chose pour jouer les arbitres ni pour réguler le lucratif commerce du chanje lajan. Les administrations qui s’y essayèrent se sont cassé les dents les unes après les autres.
Le jeudi 1er mars, en publiant un arrêté pris en Conseil des ministres la veille, l’administration Moïse-Lafontant pose la première pierre pour changer la donne vieille de plus de 35 ans. L’État décrète qu’une seule monnaie de transaction existe dorénavant dans le pays et c’est la gourde. Facturer ou réclamer paiement en devise étrangère en Haïti peut entraîner l’arrestation des contrevenants. L’État encourage la dénonciation desdits contrevenants.
Dans le meilleur des mondes, Haïti ne doit avoir qu’une seule monnaie. Sauf que Haïti, l’État haïtien, tous les citoyens, chacun comme il le peut épargne en dollars, contracte en dollars, dépense en dollars, calcule en dollars. En Haïti, on rêve en dollars, même quand on vit avec ou sans une gourde.
Au-delà de toute considération économique ou nationaliste, la première barrière que l’État devra casser pour faire appliquer l’arrêté du 1er mars, c’est celle des sentiments, de la confiance, de l’amour même. Rien de logique ne nous lie au dollar roi sinon l’attraction naturelle qu’exerce la plus forte des deux monnaies.
La seconde barrière est d’ordre pratique. Ce n’est pas seulement l’administration de l’aéroport international Toussaint Louverture qui s’est retrouvée incapable de respecter les dispositions du décret. L’AAN n’avait ni un taux ni un bureau de change pour bien convertir la valeur de son service de location de chariots le jour de la publication de l’arrêté. Le lendemain, non plus. Les deux dollars pour la location d’un chariot sont passés de 150 gourdes samedi à "130 gourdes ou deux dollars ce lundi". Les embarras sont réels pour tout le monde.
Le ministère du Commerce et de l’Industrie n’avait pas les inspecteurs pour faire respecter les dispositions de l’arrêté. Comme si la mauvaise organisation poursuit son œuvre, ce lundi le séminaire de formation pour les inspecteurs n’a pas pu se tenir. Le MCI manque de bras parce que rien n’avait été planifié, semble-t-il. La Banque de la République d’Haïti n’a toujours pas publié les circulaires d’application de l’arrêté.
A défaut de se donner du temps, un délai d’entrée en vigueur, on tâtonne.
Le risque est de voir entre-temps tous les prix augmentés mécaniquement et la gourde ne pas prendre de valeur face au dollar après la publication de l’arrêté. Si cela se poursuit dans les semaines qui viennent, on se demandera très vite qu’elles sont les économies de la dédollarisation.
Car personne ne croit que nos exploitations vont subitement augmenter, le déficit public se résorber, l’État accroître ses revenus et diminuer ses dépenses pour renforcer la gourde.
Bien entendu, l’économie, les agents, les ménages, les entreprises et tous les acteurs, chacun va faire comme il peut pour avaler la pilule ou résister le plus longtemps possible, mais si le gouvernement ne communique pas bien, ne cherche pas à résoudre chaque difficulté, ne se donne pas du temps pour que l’absorption de la mesure soit la moins pénible possible, on se retrouvera devant la même situation qui existe depuis 1919, quand il avait fallu mettre fin aux Zòrèy bourik avec l’arrimage de la gourde au dollar. On perdra confiance dans la monnaie et l’amour pour le dollar ne deviendra que plus fort, même s’il passe dans la clandestinité.
Le spectre du marché noir menace et il n’est jamais autant prospère que sous la contrainte mal appliquée. La dédollarisation, la gourde seule monnaie de transaction, une mesure de bonne intention deviendra alors un cauchemar.

Frantz Duval
Auteur


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