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L’Italie, seule dans la tempête migratoire

dimanche 25 février 2018 par Charles

Sur les 600 000 migrants arrivés en Italie, la plupart ont traversé la Méditerranée. Des milliers d’autres y ont péri. L’île de Lampedusa, avant-poste de l’accueil, est débordée par cette crise humanitaire étroitement liée au chaos sévissant en Libye.

On rejoint le jardin public en poussant les portes d’une grille qui ne ferme plus depuis longtemps. Puis, après une courte promenade au milieu des agaves et des myrtes, on arrive à un étrange réseau de grottes sommairement aménagées à proximité d’un vieux puits.
L’endroit est à peine mentionné par les guides de voyage, mais il mérite qu’on s’y arrête : en effet, le vrai cœur de Lampedusa est là, en ces vestiges à peine entretenus d’un sanctuaire millénaire, témoignage unique de ce qu’était l’île avant sa colonisation systématique, au début du XIXe siècle.
Lampedusa, une île au centre du monde

Avant de devenir un paradis touristique perdu au milieu de la Méditerranée, à 150 kilomètres des côtes tunisiennes, en même temps que, pour le monde entier, le symbole de l’odyssée des centaines de milliers de migrants qui, chaque année, bravent tous les dangers pour atteindre l’Europe, Lampedusa a été un havre, un lieu de repos pour les marins de toutes origines qui sillonnaient la mer.
Marchands phéniciens, arabes ou grecs, chevaliers francs revenant de croisade, pirates barbaresques, pêcheurs en détresse : Lampedusa était leur île. Elle appartenait à tous et à personne. Chacun, du roi de France revenant de Terre sainte au plus humble pêcheur, venait s’abriter ici durant les tempêtes, prier ses dieux et reprendre des forces, en attendant l’accalmie. Aujourd’hui, une chapelle dédiée à la Vierge a été aménagée dans la pierre, à deux pas de la grotte, et les habitants viennent, de loin en loin, y déposer quelques fleurs ou prier, dans un calme absolu.
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La « porte de l’Europe », pour reprendre le nom d’une œuvre d’art installée sur une plage faisant face à l’infini, à la pointe sud de Lampedusa, peut bien être présentée comme une des extrémités de l’Union européenne (UE), un bout du monde exotique.
Mais, dès que l’on pose le pied sur l’île, on est assailli par le sentiment inverse : celui d’être au centre d’un espace fluide, au sein duquel les populations ont navigué de rive en rive, depuis toujours. L’impression est encore plus saisissante lorsqu’on observe, grossièrement sculptées dans la roche, les traces de ce passé enfoui.
L’homme qui nous conduit dans ce sanctuaire, un matin d’hiver, s’appelle Pietro Bartolo. Il est né sur l’île en 1956, il en est parti à 13 ans et y est revenu au milieu des années 1980, une fois achevées ses études de médecine. C’est lui qui a fondé, un peu à l’écart du bourg, le petit hôpital qui, aujourd’hui encore, constitue le seul lieu d’assistance, sur terre comme sur mer, à plus de 100 milles nautiques (185 km) à la ronde.
A Lampedusa, le directeur de l’hôpital a eu la terrible responsabilité d’ouvrir des centaines de ces grands sacs verts dans lesquels on ramène à terre les corps des naufragés
En tant que directeur de l’hôpital de Lampedusa, il a accueilli, ces dernières années, des dizaines de milliers de candidats à l’exil sur le quai minuscule qui tient lieu de débarcadère, et les a soignés. Il a aussi eu la terrible responsabilité d’ouvrir, du même geste, des centaines et des centaines de ces grands sacs verts dans lesquels on ramène à terre les corps des naufragés. Un film documentaire sorti en 2016, nominé pour l’Oscar, Fuocoammare. Par-delà Lampedusa, dans lequel il jouait son propre rôle, lui a valu une notoriété internationale. A sa manière, lui aussi est devenu un symbole.
Comme c’est courant ici, l’histoire familiale de Pietro Bartolo est africaine autant qu’italienne. A l’exemple de ces milliers de Siciliens poussés par la misère qui, pendant des décennies, ont pris la mer en sens inverse des migrants d’aujourd’hui pour chercher du travail dans les colonies et les protectorats d’Afrique du Nord, la famille de sa mère s’était installée un temps en Tunisie. Cette multitude d’odyssées ordinaires, dont le souvenir est entretenu par les histoires familiales, explique une bonne part des différences de perception du phénomène migratoire entre le nord et le sud de l’Italie.
Le temps des « Turcs »
A la tête de ce qui, à l’origine, n’était guère plus qu’un dispensaire, Pietro Bartolo s’est trouvé aux premières loges quand tout a changé. « Ça a commencé dans les années 1990. Les migrants, des jeunes hommes venus d’Afrique du Nord, arrivaient directement sur la plage, par leurs propres moyens, avec des barques ou des canots pneumatiques. Sur l’île, on les appelait “les Turcs” », se souvient-il. Les habitants accueillent comme ils peuvent les arrivants, qui gagnent ensuite la Sicile puis, pour l’immense majorité, le continent.
Le gouvernement, lui, ne considère pas encore le phénomène comme préoccupant. D’autant plus que, depuis le début des années 1990, l’Italie a la tête ailleurs. L’arrivée dans les Pouilles, au printemps et en été 1991, de plusieurs dizaines de milliers d’Albanais fuyant la ruine de leur pays a provoqué un choc terrible.
Le 8 août, le Vlora, un cargo venu du port albanais de Durres, est entré dans celui de Bari avec à son bord 20 000 migrants, bientôt installés dans l’enceinte du stade de la ville. La désorganisation est totale : le maire multiplie les appels aux dons et à la solidarité, tandis qu’à Rome le gouvernement cherche un moyen de renvoyer chez eux ces arrivants illégaux… Rien ne sera plus jamais comme avant.
A l’aune de ce bouleversement venu des Balkans, qui force l’Italie, pour la première fois de son histoire, à se poser la question de l’accueil et de l’intégration, les arrivées sporadiques à Lampedusa ne sont pas perçues au départ comme beaucoup plus qu’une anecdote. Selon les souvenirs des habitants, les migrants venaient surtout des côtes tunisiennes, ils étaient jeunes et en relative bonne santé. La plupart du temps, la traversée était assurée par des passeurs, payés une fois le but atteint. Bref, la route de la Méditerranée centrale vivait à l’heure d’une migration « artisanale ».
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Mais au fil du temps, dans les années 2000, le phénomène change de nature et d’échelle. « Il ne s’agit pas seulement de géopolitique. Il s’est produit un changement anthropologique dans la jeunesse africaine il y a une quinzaine d’années », assure le vice-ministre italien des affaires étrangères et de la coopération, Mario Giro, qui, avant d’entrer en politique, a consacré de nombreuses années à des missions en Afrique comme responsable des questions internationales de la Communauté de Sant’ Egidio.
« Avant, il s’agissait de projets collectifs : une famille se cotisait pour envoyer un de ses fils en Europe, dit-il. Désormais, ce sont des hommes seuls qui décident de partir, parce qu’ils considèrent que partir est un droit. Dans les villes africaines, la famille a subi les mêmes coups de la modernité que partout dans le monde. Ces jeunes gens se sont habitués à penser seuls, en termes individuels. Dans leur choix, il y a une part de vérité – les blocages politiques – et la perception que l’avenir n’est pas dans leur pays. Alors, ils partent. »
Des gouvernements européens essaient de passer des accords avec les Etats africains pour qu’ils arrêtent en Afrique les candidats à l’Europe, ce qui a pour effet de criminaliser l’activité des passeurs. Des réseaux de plus en plus violents et organisés se mettent en place.
Vie et mort de Mouammar Kadhafi
Un acteur central du jeu régional comprend très tôt le parti à tirer de ce phénomène, face auquel les pays européens semblent largement démunis. C’est le chef de l’Etat libyen, Mouammar Kadhafi, qui cherche depuis le début des années 2000 à retrouver une forme de respectabilité internationale, rompant avec la politique de soutien au terrorisme qui avait été la sienne dans les années 1980 et 1990.
Grâce aux immenses recettes de la rente pétrolière, dont il dispose dans la plus totale opacité, le Guide libyen multiplie les prises de participation en Italie (Fiat, Finmeccanica) et les investissements immobiliers. Il entre même au capital du club de football le plus prestigieux du pays, la Juventus de Turin. En contrepartie, le groupe énergétique ENI, privatisé à la fin des années 1990 mais dans lequel l’Etat italien garde une participation importante, conserve le statut d’Etat dans l’Etat dont il jouit en Libye depuis la période coloniale (1911-1942).
Bientôt, la maîtrise des flux migratoires devient un aspect supplémentaire dans la très complexe relation entre la Libye et l’Italie. « De temps en temps, tous les deux ou trois ans, [Kadhafi] réclamait de l’argent pour la période coloniale. Et quand ça n’allait pas assez bien pour lui, il faisait partir des bateaux pour se rappeler à nous. C’était devenu pour lui un moyen de pression de plus, et ça signifie également qu’en Libye, des réseaux étaient déjà en place », se souvient Mario Giro.
Entamées à l’époque du deuxième gouvernement Prodi (2006-2008), et émaillées de moments hauts en couleur – comme cette visite privée à Tripoli du ministre italien des affaires étrangères Massimo D’Alema, un week-end de Pâques 2007, au terme de laquelle Kadhafi a affirmé que Rome lui avait promis de construire une autoroute traversant le pays d’est en ouest –, les négociations sont poursuivies par le gouvernement de Silvio Berlusconi, revenu aux affaires au printemps 2008.
Elles débouchent sur la signature d’un accord, le 30 août de la même année. En échange de 5 milliards d’euros d’investissements sur vingt-cinq ans et d’excuses officielles de l’Italie pour la colonisation, Mouammar Kadhafi s’engage à cesser ses reproches, mais surtout à empêcher les départs de migrants depuis ses côtes. Plus encore, les migrants secourus dans les eaux internationales seront ramenés en Libye, même contre leur gré et au mépris du droit de la mer.
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L’Eglise et plusieurs ONG humanitaires peuvent bien chercher à alerter l’opinion sur les conditions dans lesquelles sont ramenés à terre les candidats à la traversée, ainsi que sur les innombrables violations des droits de l’homme en Libye, elles restent largement inaudibles. Le colonel Kadhafi peut même se permettre de pittoresques provocations, comme ses visites officielles à Rome en 2009 et 2010, où il appelle publiquement à l’islamisation de l’Europe. Le gouvernement Berlusconi, embarrassé, n’a d’autre solution que de regarder ailleurs.
L’irruption des « printemps arabes », début 2011, va faire voler en éclats ce fragile équilibre. Le soulèvement libyen, en février 2011, un mois après la chute du président tunisien Ben Ali, est accueilli avec sympathie par les chancelleries occidentales. Mais en Italie, on l’observe avec préoccupation. « Bien sûr, l’Etat libyen de Kadhafi n’était pas parfait, concède Mario Giro. Mais il y avait un Etat… Dans les premiers mois de 2011 – je travaillais encore pour Sant’ Egidio –, alors que la France semblait déjà décidée à intervenir en Libye, le ministre des affaires étrangères du Niger m’a demandé d’organiser une entrevue avec son homologue italien, Frattini. Nous étions trois, dans un bureau du ministère, et il nous a expliqué point par point ce qu’il se passerait en cas de chute de Kadhafi. Le chaos en Méditerranée, les armes dans tout le Sahel… Tout s’est passé exactement comme il l’a dit. Mais personne n’a voulu l’écouter. »
Il faut dire qu’en ce début d’année 2011, le prestige international de l’Italie est au plus bas. Très affaiblie économiquement et victime du discrédit personnel d’un Silvio Berlusconi empêtré dans les scandales, le pays est tout simplement inaudible.
En mai 2011, les membres du G8, réunis à Deauville (Calvados), appellent Mouammar Kadhafi à quitter le pouvoir. « Lors de ce sommet, Silvio Berlusconi a plusieurs fois tenté de prendre la défense du Guide libyen, mettant en avant son aide sur le dossier des migrants et le fait qu’il s’était amendé et avait tourné le dos au terrorisme », se souvient un diplomate français, témoin des discussions. « Mais personne n’en a tenu compte. » Le chef libyen, chassé de Tripoli en août, mourra le 20 octobre, à Syrte. Quatre semaines plus tard, le gouvernement Berlusconi 4 cessait d’exister.
Sur le moment, entre l’euphorie de la chute de la dictature et le changement d’ère politique en Italie, ces tensions entre puissances semblent négligeables. Il n’en est rien. Au contraire, elles ne cesseront de resurgir dans le débat, nourrissant en Italie un procès durable contre la France, accusée d’avoir déstabilisé la situation en Méditerranée pour mieux laisser l’Italie en subir, seule, les conséquences.
Chaos en Méditerranée
Car dans le même temps, les « printemps arabes » provoquent un bouleversement de la situation en Méditerranée. Une fois de plus, c’est à Lampedusa que les premiers signes de la tempête apparaissent. Sur cette île minuscule, en hiver, on compte à peine 5 000 habitants d’ordinaire. Là, ce sont plus de 7 000 personnes venues de Tunisie qui y débarquent en quelques jours, entre février et mars 2011.
La population les accueille avec les moyens du bord, dans des conditions très précaires. Des « permis temporaires de séjours » de trois mois sont délivrés aux arrivants par les autorités italiennes. Ainsi, les candidats à l’exil pourront-ils circuler aisément dans tout l’espace Schengen. Plus de 60 000 migrants débarqueront en 2011 ; la grande majorité d’entre eux ne resteront pas en Italie.
Passé les mois de désorganisation ayant suivi la chute du président tunisien Ben Ali, Rome et Tunis concluent en 2012 un accord de réadmission, formalisant le retour au pays des migrants d’origine tunisienne expulsés d’Italie. Assez vite, se met en place une coopération qui, de l’avis de nos interlocuteurs dans les deux pays, fonctionne plutôt harmonieusement.
Après la catastrophe du 3 octobre 2013, « alors que nous demandions l’aide de l’Europe, j’ai vite compris que nous n’aurions rien ».
Enrico Letta, ex-chef du gouvernement italien
En revanche, en Libye, du fait de la déliquescence du pouvoir central, Rome n’a pas d’interlocuteur. Dans un pays livré aux milices et à l’anarchie, des réseaux de trafiquants d’êtres humains s’organisent à ciel ouvert. Jusqu’à la catastrophe, qui se produit dans la nuit du 2 au 3 octobre 2013. « J’ai été réveillé à 6 heures du matin par un appel des autorités maritimes, se souvient Enrico Letta, alors chef du gouvernement italien. En quelques minutes, nous avons compris que le naufrage qui venait d’avoir lieu près de Lampedusa était une tragédie sans précédent – le bilan sera de 366 morts. Il fallait trouver des cercueils, s’occuper des orphelins… J’ai dû presque forcer le président de la Commission européenne [José Manuel Barroso] à m’accompagner sur l’île. Quelques jours plus tard, il y a eu un autre naufrage, tout aussi meurtrier, au large de Malte. Alors que nous demandions l’aide de l’Europe, j’ai vite compris que nous n’aurions rien. Donc, nous avons décidé de nous en occuper nous-mêmes. L’émotion était si forte que l’opinion nous a suivis. »
En une dizaine de jours, l’opération « Mare Nostrum » est mise sur pied. Concrètement, il s’agit d’une opération navale, à la fois militaire et humanitaire, visant à lutter contre les réseaux de passeurs, tout en évitant la survenue de nouveaux drames. Ses effets sont immédiats : en moins d’un an, plus de 100 000 migrants sont secourus et le nombre de morts diminue spectaculairement. Pourtant, le gouvernement Renzi, qui succède à Letta un an plus tard, décide d’y mettre un terme, à l’automne 2014. « Ça ne coûtait pas très cher, environ 8 millions d’euros par mois, et nous avons sauvé des centaines de vie avec ce dispositif, tout en arrêtant de nombreux trafiquants, avance Enrico Letta pour défendre son initiative. Mais très vite, Mare Nostrum a été accusée de provoquer un appel d’air… »
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De fait, en quelques mois, le nombre de départs des côtes africaines a explosé. Surtout, une évolution capitale se produit : peu à peu, les passeurs changent de stratégie. Pour ne pas voir leurs bateaux saisis, plutôt que de chercher à gagner un port italien, ils se contentent, une fois arrivés à proximité des eaux italiennes, de débarquer les migrants à bord de petites embarcations, les laissant ensuite dériver jusqu’à l’arrivée des secours. La marine italienne, trouvant les migrants en situation de détresse, n’a alors d’autre choix que d’appliquer les règles immuables du droit de la mer et de les conduire en lieu sûr.
La suppression de Mare Nostrum par le gouvernement Renzi vise à sortir de cet engrenage. En novembre 2014, est annoncée l’entrée en vigueur de l’opération « Triton », coordonnée par l’agence européenne Frontex. Un dispositif de moindre envergure, financé par l’UE, et dans lequel la dimension humanitaire passe au second plan.
Las, le nombre de départs des côtes libyennes ne diminue pas. Au contraire, en 2015, plus de 150 000 personnes sont secourues en mer. En 2016, elles seront 181 000. Et pour suppléer à la fin de Mare Nostrum, de nouveaux acteurs apparaissent en 2015 au large des côtes libyennes : des navires affrétés par des ONG humanitaires, aussitôt accusés, eux aussi, de former par leur présence une sorte d’appel d’air facilitant le travail des trafiquants d’êtres humains.
L’Italie prise au piège
Pour Rome, les chiffres des secours en mer sont bien sûr préoccupants. Mais ils ne disent pas tout du problème. L’essentiel est ailleurs : depuis la fin de 2013, les pays limitrophes de l’Italie (France et Autriche) ont rétabli les contrôles à leurs frontières.
Là où, jusqu’alors, l’écrasante majorité des migrants empruntant la route de la Méditerranée centrale ne faisaient que traverser le pays en direction du nord de l’Europe, ils se trouvent désormais bloqués sur le sol italien, provoquant en quelques années l’engorgement de toutes les structures d’accueil. Et les appels répétés à la solidarité européenne se heurtent à l’indifférence des partenaires de l’Italie, qui eux-mêmes doivent composer avec leurs opinions publiques, devenues très hostiles aux migrants.
Considéré jusque-là comme un impératif moral par une large part de la population, l’accueil des demandeurs d’asile est l’objet de critiques croissantes. En 2015, en marge du scandale « Mafia capitale », qui secoue l’administration de la commune de Rome, l’Italie découvre que plusieurs coopératives chargées de nourrir et d’héberger les migrants se sont indûment enrichies. S’installe dans les esprits une idée dévastatrice : l’accueil des réfugiés est un « business » juteux plus qu’une œuvre humanitaire.
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Deux ans plus tard, une série de procédures à l’initiative de magistrats de Sicile en vient à semer le doute sur les activités des ONG opérant en Méditerranée. Le premier à lancer ces accusations est le procureur de Catane, Carmelo Zuccaro, qui dénonce en avril 2017 – tout en admettant qu’il n’a « pas les preuves » de ce qu’il avance – les ONG de collusion avec les trafiquants. Après trois mois de rumeurs et de fuites organisées dans la presse, début août 2017, le navire de l’ONG allemande Jugend Rettet, Iuventa, est placé sous séquestre, tandis qu’il a été enjoint aux diverses organisations de signer un « code de bonne conduite », sous le patronage du ministre de l’intérieur, Marco Minniti, visant à encadrer leurs activités en mer. La plupart des ONG, dont Médecins sans frontières, quitteront la zone à l’été 2017.
Tandis que le monde entier a les yeux tournés vers la Méditerranée, c’est en réalité en Libye que se produit, mi-juillet, une rupture majeure. En quelques jours, les départs connaissent une chute spectaculaire. Moins de 4 000 personnes sont secourues en mer en août, contre 21 000 un an plus tôt, à la même période. La cause de ce coup d’arrêt ? Le soutien et l’équipement, par Rome, des unités libyennes de gardes-côtes, qui traquent les migrants jusque dans les eaux internationales, au mépris du droit de la mer, pour les reconduire dans des camps de détention libyens. Le gouvernement italien conclut une série d’accords très controversés avec différents acteurs locaux en Libye.
Interrogé sur les zones d’ombre entourant ces négociations, et les témoignages venus de Libye même affirmant que l’Italie a traité avec les trafiquants, Marco Minniti nie la moindre entente directe avec les réseaux criminels, tout en mettant en avant l’intérêt supérieur du pays, qui n’arrivait plus, selon lui, à faire face seul aux arrivées. « A un moment, confiait-il fin août 2017 à des journalistes italiens, j’ai eu peur pour la santé de ­notre démocratie. »
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De fait, l’accueil de 600 000 migrants depuis 2014 et l’attitude des partenaires européens de l’Italie, qui ont poussé à l’ouverture de « hotspots » (centres d’enregistrement des migrants) en Sicile et dans le sud de la Péninsule, sans tenir leurs engagements en matière de relocalisation (à peine 30 000 réfugiés arrivés en Italie et en Grèce concernés à l’automne 2017, contre un objectif initial de 160 000), a nourri le rejet de la majorité de centre-gauche au pouvoir. Il a alimenté le discours xénophobe de la Ligue du Nord de Matteo Salvini et la montée des eurosceptiques du Mouvement 5 étoiles. A quelques jours des élections du 4 mars, celui-ci est au plus haut dans les sondages.
Depuis l’été, les départs des côtes africaines se poursuivent sporadiquement, au gré de la complexe situation régnant sur les côtes libyennes. Reste que des centaines de milliers de candidats à l’exil – ils seraient de 300 000 à 700 000, selon les sources – sont actuellement bloqués en Libye dans des conditions humanitaires effroyables.
Pour le juriste sicilien Fulvio Vassallo, infatigable défenseur des demandeurs d’asile, cette politique est vouée à l’échec, car il ne s’agit pas d’une crise migratoire, mais d’un mouvement de fond. « Pour l’heure, l’Europe affronte le problème avec la seule perspective de fermer les frontières, explique-t-il. Et ça, l’histoire des vingt dernières années nous démontre que c’est sans espoir. Ça n’a pas d’autre effet que d’augmenter le nombre de morts en mer. »
Depuis 2014, selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, 13 500 personnes au moins ont trouvé la mort en mer, sur la route de la Méditerranée centrale. Sans compter la multitude de ceux, avalés par les eaux, dont on n’a jamais retrouvé la trace.


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