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Iran : cette révolte est celle des « va-nu-pieds »

lundi 8 janvier 2018

Dans une tribune au « Monde », le sociologue Farhad Khosrokhavar explique que l’écart entre le pouvoir et la société se creuse de manière inexorable.

Tribune. L’Iran est l’incarnation de ce paradoxe : au moment précis où les analystes occidentaux font le constat, mi-désabusé, mi-émerveillé, du succès de sa politique étrangère (en Syrie, au Liban, au Yémen, en Irak…), c’est sur le front intérieur que la contestation se manifeste. Le pays traverse une période de turbulences dont la nature est fort différente de celles d’avant.
L’élection présidentielle de juin 2009 (avec la victoire d’Ahmadinejad, très contestée et considérée comme frauduleuse par une grande partie de la population), les manifestations des étudiants en 1999 (qui furent écrasées par le régime sans que le président réformiste Khatami, élu en 1997, n’intervienne en leur faveur) ou encore les protestations ouvrières de ces dernières années (la régie des transports de Téhéran, les usines de production de sucre ou celles de l’industrie automobile) ont toutes été sectorielles et n’ont pas mobilisé la société dans son ensemble. Surtout, elles n’ont pas contesté frontalement le régime.
« La majeure partie des protestations de ces deux dernières décennies ont été menées par les nouvelles classes moyennes »
La majeure partie des protestations de ces deux dernières décennies ont été menées par les nouvelles classes moyennes, notamment les étudiants, pour l’ouverture du système politique. Il en est ainsi des élections présidentielles, qui sont devenues un enjeu de contestation des réformistes contre les partisans purs et durs de la théocratie (les « principalistes ») : Khatami en 1997 et en 2001, Ahmadinejad en 2005, Rohani en 2013. Ces mouvements ont eu des enjeux politiques beaucoup plus qu’économiques. Si Ahmadinejad a gagné les élections en 2005 et en 2009, c’est qu’en plus de la fraude il a su mobiliser les « déshérités », que ne touchaient pas les réformistes dans leur soif de liberté politique.
La révolte des « va-nu-pieds »
Les troubles actuels ont plusieurs caractéristiques nouvelles. D’abord, il s’agit avant tout de « la révolte du pain » (en fait, des œufs, dont le prix a doublé après la levée des subsides), la dimension économique étant très importante et la revendication politique largement surdéterminée par la revendication de justice sociale. On demande désormais la fin du régime, non pas tant pour davantage de démocratie, mais par désespoir sur la capacité de la théocratie à satisfaire aux demandes des catégories fragiles.
« Les mouvements de protestation des deux dernières décennies se déroulaient surtout à Téhéran et dans quelques grandes villes »
Ensuite, il s’agit d’une révolte qui touche presque simultanément les grandes villes (Machhad, au nord-est de l’Iran, d’où le mouvement est parti, Téhéran puis Ispahan) et les petites et moyennes villes (Abhar, Doroud, Khorramabad, Arak…). Les mouvements de protestation des deux dernières décennies se déroulaient surtout à Téhéran et dans quelques grandes villes ; ceux d’aujourd’hui touchent une vaste panoplie de villes, où l’on proteste contre la vie chère et contre un pouvoir corrompu.
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En outre, la révolte est beaucoup plus celle des « va-nu-pieds » que des classes moyennes : elle témoigne de la misère, de la baisse du niveau de vie dans une société où la rente pétrolière enrichit indûment, et par la corruption, les élites du régime. Par ailleurs, c’est un mouvement sans leader, d’autant plus difficile à contenir et à réprimer ; contrairement à 2009, où les leaders étaient Moussavi et Karroubi, personne n’est à la tête de cette vague de protestation susceptible de se généraliser au pays entier.
Une contestation générale
Enfin, le mouvement serait parti ironiquement à l’instigation de l’aile dure du régime, dirigé par l’ayatollah Alamolhoda, l’imam du vendredi de Machhad, nommé par le Guide suprême et à la tête du groupe de pression informel Ammariyoun : deux cents femmes en tchador (reconnaissables à l’uniformité de leur tenue) ont manifesté contre la vie chère.
Mais rapidement, des gens sont venus les rejoindre et les ont submergés sous leur nombre. Ils lançaient des slogans contre le président Rohani ; la foule a commencé à entonner des slogans contre le régime, le Guide suprême et l’aide à l’étranger (la Syrie, le Liban et le Hamas), soulignant que les Iraniens étaient dans la misère et que le budget de l’Etat en faveur des étrangers devrait d’abord servir à soulager le mal des plus fragiles. Un mouvement artificiel contre le président, monté de toutes pièces par l’un des suppôts de l’aile dure du régime, s’est transformé en une contestation générale, en raison de la situation matérielle, mais aussi mentale de la société iranienne.
« Le discrédit du pouvoir en place n’a pas eu d’équivalent avant 2009, où la corruption était sectorielle »
L’un des facteurs de l’extension rapide du mouvement est la délégitimation du régime par l’étalement de sa corruption et de son arbitraire sur la Toile. Facteur auquel s’ajoutent l’incurie générale (l’incendie d’un immeuble central à Téhéran en 2017 et l’inefficacité des pouvoirs publics à l’éteindre), l’impunité des dirigeants et leur vénalité, avec, en toile de fond, la vie de plus en plus chère et des promesses de développement économique non tenues. Le discrédit du pouvoir en place n’a pas eu d’équivalent avant 2009, où la corruption était sectorielle. A présent, l’appareil d’Etat est atteint dans sa totalité, et les fonctionnaires corrompus jouent cartes sur table dans une économie où l’on ne peut plus vivre décemment avec un salaire, ou même deux, et où les dessous-de-table sont nécessaires pour la survie des plus petits.
Des acteurs discrédités à des degrés divers
Le régime n’a plus de légitimité, même chez les déshérités, qui avaient été son appui majeur contre les classes moyennes en 2009 (les promesses populistes d’Ahmadinejad les touchaient). Ces dernières n’ont pas su les mobiliser pour pousser vers la réforme du régime. Celle-ci s’est produite sur le front culturel, pas politique : la culture dominante en Iran est pour l’ouverture du système politique et la remise en cause des principes « islamiques », comme l’exclusion des femmes et le puritanisme de façade des institutions. Mais le pouvoir théocratique n’en a cure.
« Paradoxalement, l’armée des pasdarans est l’institution la moins discréditée au sein de l’Etat théocratique »
Au moins trois types d’acteurs sont en place dans le pouvoir actuel, discrédités à des degrés divers. D’abord, l’armée des pasdarans. Celle-ci n’est plus une simple armée, elle est un mastodonte économique, qui tient sous sa coupe une part très importante (peut-être de 30 % à 40 %) de l’économie iranienne, ne serait-ce que par ses succursales économiques. Le secteur privé, exsangue, ne peut lui faire de la concurrence, dans la mesure où elle dispose de ses ports privés, soustraits aux lois du pays pour leurs importations, de leviers de pouvoir au niveau local et d’une impunité en pratique.
Paradoxalement, l’armée des pasdarans est l’institution la moins discréditée au sein de l’Etat théocratique : elle a assuré l’intégrité territoriale iranienne et elle a donné un sentiment de suprématie régionale à l’Iran. On dénonce volontiers ses privilèges exorbitants, mais on ne la perçoit pas comme inutile ou nuisible. On déplore ses passe-droits, mais on ne lui dénie pas entièrement sa légitimité.
L’appareil judiciaire, quant à lui, échappe au gouvernement. Cette autonomie n’est pas garante de démocratie, mais bien plutôt l’effet d’un système oligarchique qui agit contre le gouvernement et qui, par sa corruption, discrédite totalement la justice et empêche la mise en œuvre des réformes.
Pas de chef charismatique chez les réformistes
Le troisième pôle du pouvoir, le plus important, est le Guide suprême et son appareil d’Etat parallèle, son « Deep State », son « makhzen ». Celui-ci domine les fondations révolutionnaires, qui manient de manière arbitraire des sommes colossales, et la fondation pieuse d’Astan-e Qods, à Machhad. Il a sous sa tutelle les forces armées et, par un système complexe, assure son hégémonie sur l’appareil judiciaire du pays. L’ayatollah Khamenei a su survivre à plusieurs crises depuis sa nomination comme Guide suprême, à la mort de l’ayatollah Khomeyni, en 1989. Il est censé être malade, mais il a su maintenir son pouvoir par une distribution dosée des postes au sein de l’armée des pasdarans et des appareils sécuritaires du régime.
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Les réformistes n’ont pas de chef charismatique depuis la mise sous résidence surveillée des candidats à l’élection présidentielle de 2009 Moussavi et Karroubi. Rohani assure la direction formelle, le leadership moral revenant à Khatami, l’ex-président, dont le caractère est considéré comme « mou » et peu approprié pour affronter les tenants du régime. Le rôle de Rohani est ambivalent dans la situation actuelle : il réclame la liberté de manifestation mais rejette la violence, qui naît en grande partie du comportement des sbires du régime, faisant semblant de croire que l’essentiel des voies de fait proviendrait de certains manifestants. Son attitude rejoint celle de Khatami en 1999, lors de la répression du mouvement étudiant. Quant aux conservateurs, ils dénoncent le complot étranger et refusent de prêter l’oreille aux revendications populaires.
« Le régime refuse de remettre en cause sa structure théocratique bloquée »
Le régime a montré ses limites à plusieurs reprises : en 1999, en 2005 et, surtout, en 2009, avec le mouvement vert. Il refuse de remettre en cause sa structure théocratique bloquée, la seule alternative étant la répression. Le mouvement actuel n’a pas de direction politique ; il est éparpillé entre plusieurs villes et il n’existe pas de lien entre les jeunes déshérités en bas de l’échelle sociale et les classes moyennes, avides de réforme politique.
Un régime irréformable
La crise actuelle, si elle s’étend, risque d’emporter le pouvoir, avec des conséquences imprévisibles. Si elle est matée, le régime n’en sortira indemne que pour une période limitée, car les causes de la révolte demeurent : un système économique verrouillé par le pouvoir, profondément corrompu et de plus en plus inégalitaire ; des réformistes réduits à un rôle de comparses, tant le pouvoir politique leur échappe (même le ministère de l’enseignement supérieur a été indirectement nommé par le Guide suprême) ; et, surtout, le discrédit du pouvoir, dans sa structure théocratique, est total. Le régime s’est révélé irréformable, le Guide suprême matant l’opposition réformiste et, progressivement, la réduisant à l’insignifiance.
Le mouvement actuel, qu’il réussisse ou qu’il échoue dans son but ultime de renverser le pouvoir, est un signal d’alarme pour un régime désormais en dissonance totale avec l’évolution de la société iranienne. Là où elle demande la justice économique, il conserve une structure clientéliste et népotiste, qui rend encore plus intolérable et insultante l’inégalité. Là où les femmes et les hommes de la nouvelle génération demandent l’égalité des genres, le régime continue à agir de manière patriarcale. Là où la société civile entend se réconcilier avec le monde, et en particulier avec l’Occident, le pouvoir poursuit une politique qui suscite la défiance des Etats occidentaux.
« Le régime mise sur les faiblesses de la société civile iranienne »
Le blocage est total, et le régime mise sur les faiblesses de la société civile iranienne et l’absence de leadership dans le mouvement de protestation actuel, beaucoup plus que sur sa capacité d’adaptation à la nouvelle donne. C’est aussi le chant du cygne de l’opposition entre réformistes et conservateurs – emportés par le même discrédit au sein d’une structure du pouvoir qui a réduit à néant la marge de manœuvre des premiers, en laissant les coudées franches à l’arbitraire des seconds. Ce Janus qui a accumulé les succès dans sa politique étrangère régionale est un colosse aux pieds d’argile, qui s’écroulera ou finira par un coup d’Etat de l’armée des pasdarans, une fois le guide suprême disparu.


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