MosaikHub Magazine

Lyonel Trouillot : « Un monde qui ne veut pas changer »

lundi 5 décembre 2016

On reproche à Lyonel Trouillot, figure brillante de sa génération, de ne pas être hypocrite ou menteur. Forcément : son dernier roman – « Kannjawou »– ne dérobe pas à cette vérité. Situé à la rue de l’Enterrement, « Kannjawou » (Actes Sud, 2016) est un petit restaurant-bar où se rencontrent, entre autres, quelques jeunes gens – 5 au juste –, perdus dans la brume du réel, pour parler de tout et de rien, mais surtout de politique, donc de société.

Pierre-Raymond DUMAS

Le petit professeur, fils de notaire, né en haut, Sophonie, Joëlle, Popol, Wodné et le scribe, l’auteur de ce journal-roman à tout casser, qui a un charisme saisissant, une grande force de persuasion. Sans oublier Man Jeanne. Sans oublier ce climat pesant d’occupation onusienne. Un roman panique. Un journal autocritique par nécessité. Corrosif, crispé de ressentiment et de noirceur, volontiers dénonciatif, mais non sans fraîcheur par moments, « Kannjawou », qui n’est pas toujours une porte qui se referme sur un monde en décomposition, (…) « un monde qui ne veut pas changer » (p. 121), dresse son implacable réquisitoire avec une obsession maladive. Car ce nid de jeunes hâbleurs, contestataires et impuissants, cerne magistralement un dossier récurrent : celui d’un pays et d’une jeunesse pris au piège d’une détresse viscérale. Dans la vie, peut-être les traits sont moins accusés, les dialogues moins acérés que sur les pages.

« Pour qui irait feuilleter les pages de ce journal, peut-on y lire à la page 29, la lecture ne présenterait peut-être aucun intérêt. Il ne s’y passe rien. Rien, en tout cas, qui vaille la peine d’être conté. Un pays occupé est une terre sans vie. » En effet, tout le monde sait ce qui se passe actuellement chez nous. Pas grand-chose, sinon les mêmes dérives, les métamorphoses de la précarité et du désenchantement, les relations explosives entre le pouvoir politique et les malheurs d’une population démunie sans avenir ni espoir, sous le contrôle de la communauté internationale, dont l’arsenal le plus pernicieux est représenté par le charity business. Cruauté insensée de l’époque. Tout cela, on le sait, et Lyonel Trouillot, avec son talent d’imprécateur et de styliste, réussit à nous passionner pour cette tragédie où se côtoient le Diable et Man Jeanne, cette voix d’outre-écriture, cette figure sublime de la Sagesse, des traditions, de l’introspection analytique. Pourvoyeur de sens, tour à tour blessé, séduisant et enflammé, Lyonel Trouillot reste le meilleur guide pour comprendre l’Haïti des années lavalassiennes. Le diable réalise qu’il est au royaume des « gueulards » (p. 32). « Qui jouent aux progressistes sans avoir trop envie de revivre leur passé. » (idem)

Un peu d’air. Un peu de décompression. « Vivre ? Se procurer un peu de bonheur. Au jour le jour. Le peu qu’on peut. Voir rire les enfants. Contempler Joëlle en sa beauté. Marcher dans la nuit avec Popol et Sophonie. Boire le thé de Man Jeanne. Bavarder le soir avec le petit professeur. Dans le fond, précise l’auteur avec une certaine tendresse, je n’ai pas besoin de grand-chose. Noter les choses dans mes carnets. Se peut-il qu’à mon âge, le temps de vouloir soit déjà passé ? » (p. 37)

L’intérêt, la profondeur de ce roman, pour moi, ce devrait être ça : ce côté philosophique, cette vision stoïque et apaisante des choses, de la vie. Plus que d’autres, sans doute. Car ce que je trouve de plus en plus rare chez nos écrivains – étrangers aussi -, c’est le peu de désir de tendresse et de sérénité. En ces temps difficiles, ils ne veulent pas, ou ne savent pas, décrire les moments de bonheur que la vie nous offre.

Comme toujours avec Lyonel Trouillot, on a des registres thématiques divers qui s’emboîtent les uns dans les autres. À ce jeu du miroir tendu au lecteur, Lyonel Trouillot excelle. Le thème clé. Un hymne à la jeunesse, en somme. Pour le signataire de « Thérèse en mille morceaux » (Actes Sud, 2000), la jeunesse qui est toujours associée sous sa plume ardente à l’amour ne tourne jamais à la monomanie. À l’écart des modes, les pages les plus bouleversantes de son œuvre portent sur les portraits de jeunes ainsi que sur les figures haletantes de l’amour, et ça fait voir du monde. Une obsession chez lui : après « Les enfants des héros » (2002), « Bicentenaire » (2004), « L’amour avant que j’oublie » (2007), il allait récidiver dans la même veine avec « Yanvalou pour Charlie » (2009), « La belle amour humaine » (2011) et « Parabole du failli » (2013).

Quoi qu’on en pense, Lyonel Trouillot est un professeur de formation. De source sûre, il connaît le milieu enseignant. Son vivier, sa dureté, son envoûtement et ses maux. Maître sans doctrine, il approuverait sans enthousiasme le mot de Tzara : « Il n’y a que deux genres, le poème et le pamphlet. » Ce côté « sartrien » de son œuvre est omniprésent. C’est l’héritage de sa jeunesse militante. Prestidigitateur des sentiments, un rien narquois, un rien surprenant, il se cache derrière des vies et des souffrances pour mettre en scène ce qu’il y a de plus troublant, de plus dévastateur en nous : les illusions, le rêve, le mal de vivre … On admire d’abord, dans « Kannjawou », le tour de force narratif, avant de se laisser aller à l’émotion qui imprègne de part en part ce portrait véridique d’une jeunesse bien de chez nous, d’une société qui n’inspire aucun « lendemain qui chante ».

Pierre-Raymond DUMAS


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie