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En Grande-Bretagne, des juges « ennemis du peuple »

samedi 5 novembre 2016

Un arrêt judiciaire va retarder la sortie britannique de l’UE. La faute, selon une presse conservatrice scandalisée, aux juges déconnectés de la réalité, aux étrangers « europhiles » et aux politiciens lâches.

La décision de la Haute Cour de Londres d’obliger la saisine du Parlement britannique avant d’enclencher la procédure de sortie de l’Union européenne a occupé la presse outre-Manche, vendredi 4 novembre. Laquelle ne s’est pas contentée d’en expliquer les raisons et les conséquences, mais, à l’image des tabloïds conservateurs pro-Brexit, a contribué à hystériser un débat qui s’était quelque peu apaisé depuis le référendum du 23 juin.

Il suffit de regarder les « unes » de certains des tabloïds les plus lus du pays pour comprendre que les divisions mises au jour par la campagne pré-Brexit ne sont pas refermées et qu’une grande paranoïa règne toujours dans le pays.

Pour le Daily Express, par exemple, ce 3 novembre 2016 est « le jour où la démocratie est morte ». Le quotidien affirme se faire le porte-voix des « gens ordinaires » :

« [Ceux-ci] ne font clairement pas confiance aux députés – peu importe le parti –pour prendre cette décision historique en leur nom, ce qui explique pourquoi, le 23 juin, il y a eu une révolte populaire contre ces personnes élitistes considérées comme trop stupides pour savoir ce qui est mieux pour nous. Maintenant, sans la moindre ironie, certains des esprits judiciaires les plus brillants de notre pays ont décidé de rendre à la cabale de Westminster le pouvoir que le peuple ne voulait pas leur confier. C’est une intrigue improbable même pour un roman de Kafka. »

« Vous vous prenez pour qui ? »

Sun – « Vous vous prenez pour qui ? » avec le petit jeu de mots « You/EU » – le Daily Telegraph – « Les juges contre le peuple » – et le Daily Mail – « Les ennemis du peuple » – optent pour le lynchage médiatique des juges qu’ils tiennent pour responsables de cette situation. Ces « europhiles qui n’ont jamais été élus » ont atteint leur objectif : « retarder le Brexit le plus possible, espérer que l’économie s’effondre, que les "Leavers" perdent la foi et qu’on revienne en arrière », crie le Sun.

Le risque d’un désaveu du Parlement, d’un retour à avant le référendum, est pourtant quasi inexistant. Même les élus qui défendaient le Remain seront obligés de suivre leurs électeurs qui ont voté Leave à 52 %, rappelle le Guardian dans un éditorial :

« Le Parlement a beau contrôler le processus d’un point de vue constitutionnel, il est coincé politiquement. Il a demandé au peuple de se prononcer, et celui-ci l’a clairement fait. Il doit sortir de l’UE, point barre. »

En revanche l’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne en mars 2017, comme cela a été promis par la première ministre, Theresa May, semble compromise. Le processus va obligatoirement être ralenti, car, en passant par le Parlement, les élus auront l’occasion de peser, par des amendements, sur les modalités de la sortie de l’UE, en imposant un « hard Brexit », qui sortirait le pays du marché unique de l’UE comme le veut Mme May, ou un « soft Brexit », qui sauvegarderait une forme d’accès au marché unique, même au prix d’un maintien de la libre circulation.

Le juge « europhile », la « multimillionnaire née à l’étranger » et la vindicte populaire

Pour la presse conservatrice, cette décision de la Haute Cour s’apparente quand même à une trahison totale de la volonté populaire. Et il faut en désigner des coupables : les tabloïds n’ont pas hésité à publier en grand le visage de ces « traîtres », « une alliance contre nature de jusqu’au-boutistes du Remain, d’une businesswoman et d’une magistrature non élue », selon la formule populiste de l’ancien ministre de la justice conservateur Dominic Raab. Bien sûr, il fallait aussi souligner en gras certaines caractéristiques de ces « ennemis » :
Premiers coupables : les trois juges de la Haute Cour. Son président, John Thomas, est présenté comme un « europhile dévoué » pour avoir fondé le European Law Institute, club d’avocats censé améliorer les lois européennes. Le juge Sales, « un ami proche de Tony Blair », qui a obligé les contribuables « à payer 3,3 millions de livres en six ans en tant que conseiller du Trésor de M. Blair ». Enfin, Sir Terence Etherton, qui fut un escrimeur de niveau olympique, a marqué l’histoire comme « premier juge ouvertement homosexuel à intégrer la Haute Cour ».
Deuxième coupable : Gina Miller, une gestionnaire de produits financiers qui a porté une des deux plaintes examinées par la Cour. Les mots utilisés par les tabloïds pourraient tout aussi bien être des torches et des pics brandis par une foule en colère : elle est « une multimillionnaire née à l’étranger », « une investisseuse de la City fabuleusement riche », « une ex-mannequin née en Guyane », qui « n’a jamais caché sa préférence pour tout ce qui est européen mais prétend lutter pour la Constitution britannique ».

Dans le Guardian, Mme Miller, qui reconnaît avoir voté pour le Remain, admet que l’action en justice qu’elle a intentée « l’a rendue très impopulaire ». Mais elle ne regrette rien, malgré les menaces de mort et les insultes « considérables » sur les réseaux sociaux.

« Ceux qui me soutiennent l’ont fait silencieusement. Ils n’ont pas pris la parole car ils ont peur. »

Face à ces attaques « injustifiées, faites par ignorance ou par méchanceté », l’ancien procureur général Dominic Grieve, pourtant conservateur, a demandé au gouvernement de prendre la parole pour défendre les juges, et accessoirement les citoyens, dans ce climat de « paranoïa hystérique .>>


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