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"Shimon Peres, un homme de guerre et de paix"

samedi 1er octobre 2016

INTERVIEW. Le journaliste arabe israélien Khaled Abou Toameh tire un bilan sans concession de l’échec du processus de paix israélo-palestinien.

Propos recueillis par Armin Arefi

Il fait partie du million et demi de citoyens arabes d’Israël qui forment quelque 20 % de la population totale de l’État hébreu. À ce titre, le journaliste Khaled Abou Toameh, né en Israël d’un père arabe israélien et d’une mère palestinienne en 1963, peut se rendre des deux côtés du mur de séparation dressé entre les deux peuples par l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon en 2002. Il tire de cette double culture une connaissance profonde et rare des deux sociétés. À l’occasion de l’hommage mondial rendu à l’ancien président israélien Shimon Peres, décédé le 28 septembre, ce spécialiste du conflit israélo-palestinien tire un bilan sans concession de l’échec des accords d’Oslo, plus de vingt ans après leur signature. Et désigne ses responsables, quel que soit leur camp. Interview.

Le Point : Que retiendrez-vous de Shimon Peres ?

Khaled Abou Toameh © Doron Chmiel DR
iKhaled Abou Toameh, journaliste arabe israélien. © Doron Chmiel DR

Khaled Abou Toameh : Shimon Peres restera toujours comme l’un des architectes des accords d’Oslo, qu’ils aient été positifs ou négatifs. Jusqu’au dernier jour, il a continué à penser qu’il avait fait la meilleure chose en signant Oslo, et qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Les Juifs israéliens, tout comme les Palestiniens, sont divisés à ce sujet. Pour ma part, je ne crois pas qu’Oslo ait amené l’harmonie, la paix, et la coexistence entre Israéliens et Palestiniens. Nous en sommes très loin. Oslo a créé une nouvelle réalité sur le terrain. C’est un processus en cours, qui pourrait encore durer deux cents ans. Une chose est sûre. Oslo n’a pas atteint son but, c’est-à-dire la solution à deux États. On pourrait même parler aujourd’hui de solution à trois États ! Les Palestiniens en ont déjà deux : un à Gaza, un en Cisjordanie, et Israël au milieu.

Au-delà de l’homme de paix, n’est-ce pas lui qui a bâti l’arsenal militaire d’Israël ? Lui qui était Premier ministre quand a eu lieu le bombardement du village libanais de Cana, qui a fait 106 morts civils ?

Je ne pense pas que Peres se soit réveillé un matin en demandant à l’armée israélienne de tuer cent personnes. C’était la guerre. Était-il responsable ? En tant que Premier ministre, je dirais oui. Mais je ne peux dire qu’il l’ait fait délibérément. Shimon Peres était un homme de guerre et un homme de paix. Comme Arafat, et la plupart des leaders palestiniens.

L’ex-ambassadrice palestinienne Leïla Shahid l’accuse d’avoir tué le camp de la paix. Pourquoi a-t-il échoué à la mort de Rabin ?

Parce que le public israélien a perdu confiance dans la gauche. Lorsqu’ils ont vu qu’Oslo n’allait pas dans le bon sens et que les attaques-suicides se multipliaient en Israël, ils ont perdu confiance en Rabin et Peres, et ont voté Netanyahu. Ils ont donné une chance à la droite et se sont rendu compte qu’elle n’avait pas non plus de bonne alternative, qu’une annexion de la Cisjordanie allait faire d’Israël un État binational. Ils ont enfin essayé le centre, avec Sharon, et cela n’a pas non plus amené la paix. Ainsi, la majorité des Juifs israéliens estiment aujourd’hui avoir essayé les trois options, et se sont dit que le problème ne venait peut-être pas de notre côté, mais de l’autre.

Mais la poursuite de la colonisation tous azimuts n’est-elle pas le principal obstacle, sur le terrain, à la création d’un État palestinien ?

Pourquoi le président Abbas et la direction de l’OLP n’ont-ils pas réclamé la fin de la colonisation dans les accords d’Oslo ? Pourquoi ont-ils continué à négocier avec Israël alors qu’ils construisaient des colonies ? Abbas a négocié avec Israël pendant quatre ans alors que la colonisation se poursuivait, jusqu’au coin de la rue où il vivait. Ils ne s’en sont jamais plaints et, tout à coup, ont considéré cela comme un problème. Bien sûr, c’est un problème. Mais vous ne pouvez pas signer un mauvais accord et ensuite vous plaindre au sujet des agissements d’Israël. Lorsque je dis qu’Oslo a créé une mauvaise réalité, c’est qu’il a divisé la Cisjordanie en trois zones : A (avec contrôle exclusif palestinien), B (zones rurales, sous contrôle civil palestinien et sécuritaire israélien) et C (contrôle exclusif israélien). De fait, vous avez déjà donné à Israël la liberté de faire ce que bon lui semble en zone C !

Mais cela était censé n’être qu’une période intérimaire de cinq avant la création d’un État palestinien.

C’est vrai, mais l’Autorité palestinienne avait son propre agenda. Le monde a versé des milliards de dollars à Yasser Arafat. L’argent coulait à flots. Or, à Ramallah régnaient la corruption et l’anarchie. Ils ont oublié les colonies, mais, lorsqu’ils se sont réveillés, il était déjà trop tard. Voilà le problème des mauvais gouvernements.

N’est-ce pas sous un gouvernement de gauche, celui d’Ehoud Barak, qu’Israël a le plus construit de colonies en Cisjordanie ?

Oui, c’est vrai, Ehoud Barak a donné un coup d’accélérateur au nombre de constructions en Cisjordanie. Cela s’est également produit avec le centre, sous Ehoud Olmert. Mais il faut savoir qu’en Israël il existe un consensus sur le futur des colonies. Les Israéliens se disent qu’au moment d’un accord final avec les Palestiniens, ils souhaiteront garder le contrôle sur trois blocs de colonies en Cisjordanie, pour des raisons historiques, religieuses, idéologiques et sécuritaires. Il s’agit de Ma’aleh Adumim, à l’est de Jérusalem, de Goush Etzion, au sud de Jérusalem et de Bethléem, et d’Ariel, dans le nord de la Cisjordanie. La plupart des constructions ont eu lieu dans ces blocs. Bien sûr, ce serait mieux qu’il n’y ait pas du tout de colonies. Mais la situation est compliquée aujourd’hui, avec plus de 400 000 Juifs en Cisjordanie. Au final, Israël devra décider de ce qu’il veut faire. S’il veut garder le contrôle des trois blocs de colonies, il devrait être prêt à échanger avec les Palestiniens des territoires à l’intérieur d’Israël. Donc, il existe des solutions. Je ne suis pas inquiet au sujet des colonies.

Mahmoud Abbas a pris le risque vis-à-vis de l’opinion palestinienne d’abandonner la violence. Qu’a-t-il reçu en échange ?

Le problème n’est pas le président Abbas. Je le connais personnellement. Je pense que c’est un homme sincère, qui est opposé à la violence, qui veut la paix, et qui est prêt à faire des concessions. Le problème n’est pas Mahmoud Abbas, mais la société et la culture palestiniennes. Mahmoud Abbas peut-il vendre à son peuple un accord avec Israël qui inclurait des concessions ? Le droit au retour ? 99 % des frontières de 1967 ? Si Arafat, le symbole de la révolution palestinienne, n’en était pas capable, quid de Mahmoud Abbas ? Nous avons donc un problème côté palestinien. Dans les médias, les mosquées, au cœur des foyers, nous avons tellement radicalisé le peuple contre Israël qu’il est même devenu dangereux de parler de paix avec cet État.

Il y aurait donc un double discours côté palestinien ?

Peut-être. En tout cas, je ne trouve aucun dirigeant qui ait préparé le peuple à faire des compromis avec Israël. Au contraire, on continue à radicaliser la jeune génération contre Israël par le biais des mosquées, des médias. En disant que le mur des Lamentations n’existe pas, que les Juifs empoisonnent les eaux et qu’ils sont responsables de la mort d’Arafat, qu’ils veulent voler l’eau et les terres des Palestiniens. En agissant de la sorte, en appelant Israël un État d’occupation et Netanyahu le Premier ministre de Tel-Aviv, tu délégitimes Israël.

Mais, au regard du droit international, Israël n’est-il pas réellement un État d’occupation ?

Oubliez le droit international ! Il y a une réalité, et je la vois. D’un côté, les Palestiniens à Gaza vivent sous la juridiction du Hamas. Ils ont leur propre passeport, leur propre drapeau, leur Parlement et leur gouvernement. Ils vivent en fait dans un État islamique indépendant dirigé par le Hamas et le djihad islamique, sous blocus israélien et égyptien. De l’autre, les Palestiniens de Cisjordanie vivent sous la loi de l’Autorité palestinienne, une sorte d’autonomie aux côtés d’Israël, qui est massivement présent sur ces territoires. En réalité, l’Autorité palestinienne est au pouvoir en Cisjordanie grâce à la présence d’Israël. Et ces deux entités palestiniennes sont en guerre l’une contre l’autre. Ils se détestent. Comment pouvez-vous alors parler d’État d’occupation ? Il n’y a pas d’État palestinien.

Mais la collaboration des forces de police de l’Autorité palestinienne avec Israël n’aide-t-elle pas à assurer la sécurité de l’État hébreu ?

Tout à fait. Mais pourquoi Mahmoud Abbas le fait-il ? Car lui et Israël ont un ennemi commun en Cisjordanie, qui s’appelle le Hamas. Et ne sous-estimez pas l’influence de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. Ils peuvent être faibles, corrompus, incompétents, non démocratiques, vus par beaucoup comme les marionnettes d’Israël, des États-Unis et de l’UE… Mais, au final, ils possèdent une présence sécuritaire importante avec 40 000 forces de sécurité. Et, plus important encore, l’Autorité palestinienne paie les salaires de plus de 170 000 fonctionnaires, avec l’argent en provenance de l’Union européenne et des États-Unis. C’est une façon d’acheter la loyauté des Palestiniens, et la raison pour laquelle ceux-ci ne se soulèvent pas contre elle. Donc, Israël doit faire face à deux camps palestiniens : un ne veut pas faire la paix avec lui et l’autre ne peut tout simplement pas la faire. Donc, que faire ?

L’actuel gouvernement israélien, le plus à droite de son histoire, veut-il vraiment la paix ?

Je peux vous dire une chose. Le débat, il y a vingt-cinq ans en Israël, était de savoir s’il fallait un État palestinien ou non. Aujourd’hui, le seul débat est combien de terre nous allons donner aux Palestiniens. Un parti veut leur donner 100 %, un autre 90 %, un troisième 70 % et un quatrième 50 %. C’est le seul débat en cours en Israël. D’après tous les sondages, la majorité des Juifs ont accepté la solution à deux États. Pas parce qu’ils adorent les Palestiniens, mais parce qu’ils ne veulent plus les voir du tout ! Et cela me va, car la seule solution est la séparation physique. Et il y a une autre bonne nouvelle. Israël et les Palestiniens veulent divorcer l’un de l’autre. Ils ont accepté le divorce, mais ne sont pas d’accord sur les termes.

Cela peut-il s’arranger avec des personnalités comme l’ultranationaliste Avigdor Liberman ou l’utrareligieux Naftali Bennett au gouvernement ?

Netanyahu a ses radicaux au gouvernement. Mais que peuvent-ils faire ? Vont-ils réoccuper la Cisjordanie et Gaza, et réinstaurer un gouvernement militaire ? Le public israélien ne le veut plus. Peut-être Liberman et Bennett ne veulent donner aux Palestiniens que 40 % de la Palestine de 1967, mais ils ne disent pas qu’ils veulent retourner à Gaza et renvoyer leurs enfants à Ramallah. Ils ne peuvent pas le dire. Le public israélien ne veut pas de cela. C’est une bonne nouvelle. Les Juifs adorent cette terre, mais ils savent que, s’ils veulent y retourner et y rester, ils devront payer un lourd tribut.

En tant qu’Arabe israélien, bénéficiez-vous des mêmes droits que les Juifs ?

Notre dilemme, en tant qu’Arabe vivant en Israël, est que notre État, Israël, est en conflit avec notre peuple, les Palestiniens. Et nous nous trouvons au milieu. Mais nous savons ce que nous voulons. Nous, la communauté arabe d’Israël, comme la plupart des Juifs, voulons voir naître un État palestinien. Mais nous souhaitons également continuer à vivre en Israël. Tout d’abord parce que nous étions là avant même la création de cet État. Il n’y a donc aucune raison pour que j’aille vivre à Ramallah ou à Gaza. Et parce que je me sens aujourd’hui beaucoup plus à l’aise en Israël qu’ailleurs. Toutefois, en tant que minorité arabe en Israël, nous faisons face à de gros problèmes. Depuis 1948, nous avons été loyaux envers Israël et ses citoyens. Or, ça n’a pas été le cas de l’establishment israélien, et cela dans quatre domaines : les services, l’emploi, les infrastructures et les allocations de fonds publics. Israël n’en fait pas assez pour nous, alors que nous nous battons pour l’intégration. À cause du conflit, beaucoup de Juifs ne veulent pas voir de différence entre le citoyen arabe israélien loyal et le kamikaze de Gaza. Et je suis en réalité très inquiet quant à l’avenir de la relation entre les Juifs et les Arabes à l’intérieur d’Israël. Beaucoup plus que celle avec les Palestiniens, pour laquelle il n’y a aucun futur, si ce n’est la séparation.

En tant qu’Arabe israélien, considérez-vous Israël comme la seule démocratie au Moyen-Orient ?

Tout est relatif et la démocratie peut signifier beaucoup de choses. Si vous comparez la démocratie israélienne à la démocratie égyptienne, celle du Hamas, de l’Arabie saoudite, ou même de Ramallah, oui, en Israël, nous jouissons d’une meilleure vie. Ai-je une liberté de mouvement dans ce pays ? Oui. La liberté d’expression ? Oui. Ai-je accès à l’emploi ? Oui, ou peut-être à 70 %. Nous sentons-nous à l’aise en Israël ? Oui. Pouvons-nous élire nos leaders à la Knesset ? Oui. Pouvons-nous former de nouveaux partis ? Oui. Pouvons-nous ouvrir de nouveaux journaux ? Oui. Donc, en Israël, nous jouissons de la démocratie. Mais cela n’est pas mon problème. La question n’est pas de sortir dans la rue pour manifester et scander des slogans anti-Netanyahu. En tant qu’Arabe, je cherche du travail. Je souhaite que l’establishment construise des maisons pour les jeunes. Je veux voir des diplômés d’université arabes décrocher un emploi. Donnez-moi moins de démocratie, mais donnez-moi de l’égalité, c’est bien plus important à mes yeux.


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