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Depestre ou la chronique d’une « vie éternelle »

mercredi 10 août 2016

« Je veux être compris par mon pays
Mais si je ne suis pas compris, eh bien,
Je traverserai ma patrie en passant de côté
Comme une pluie oblique d’été. »
(Maiakowski)

Arnold Antonin continue de visiter des personnalités de notre monde littéraire et artistique, et de nous livrer, plein écran, leur parcours enrichissant et atypique. Dans un pays souvent frappé d’amnésie, où la mémoire laisse la place à une actualité aussi brûlante que changeante, le réalisateur, têtu, s’attelle à une besogne exigeante et tout aussi exaltante pour le bonheur de ses contemporains et le bien de la postérité.
Un travail de passeur d’images et de mots qui ne manquera pas de combler le fossé qui sépare les générations et d’enrichir ce qui restera de notre patrimoine audiovisuel.
Cette fois, face à la caméra d’Arnold Antonin, René Depestre, témoin et grand acteur d’un vingtième siècle de toutes les espérances et aussi des grands pogroms, parle à livre ouvert. Une virée dans l’espace et le temps à travers des grands moments d’histoire de la militance et des formes d’engagement dans l’art.
Le XXe siècle, nous dit Alain Badiou, accomplit les promesses du siècle précédent. Par exemple, la Révolution, celle dont les utopistes et les premiers marxistes ont rêvée. Le philosophe s’oppose à l’idée que la barbarie du XXe siècle venait de ce que les acteurs, révolutionnaires ou fascistes, acceptaient l’horreur au nom de la promesse. Il pense que c’est l’exaltation du réel jusque dans son horreur qui a fasciné les militants de ce siècle.

Nous découvrirons que Depestre n’est pas fait de ce bois-là. Il est resté un éternel rebelle, jurant fidélité qu’à sa rébellion. Certains ont vu en lui un opportuniste, voire un individualiste, pour avoir refusé en maintes occasions la pesanteur et l’enfermement idéologiques au nom du principe de liberté du poème qui « seul peut arracher le siècle à sa prison ». Le « poème a puissance d’arracher le siècle au siècle », dixit Alain Badiou.

Longtemps homme de parti, mais plus souvent en marge, René Depestre se veut libre de ses choix idéologiques et humains. Sa révolution, pour parler comme le Régis Debray des années 60, sera « chlorophylienne », elle puisera en outre ses racines dans le magma en fusion de la soufrière ou dans l’univers liquide de la mer de Jacmel.

Voyageur sans bagages, amoureux transi de toutes les libertés, Depestre, le bourlingueur, aura tout vu, tout fait, tout aimé, tout renié !
Il demeurera fidèle cependant à la notion de libre arbitre et de responsabilité personnelle si chère à un certain Jann-Paul Sartre.

La caméra d’Arnold Antonin met Depestre face à sa propre histoire et face à l’Histoire. Témoin de ce siècle mangeur d’hommes et d’espérances, il ne regrette rien cependant, le poète est resté au soir de sa vie « un jeune homme »plein d’espérance dans une humanité en crise. Il semble nous dire comme Edgar Morin que l’espérance est dans l’improbable.
Tous les grands évènements positifs de l’Histoire ont été improbables avant qu’ils n’adviennent.

Le cinéaste a choisi de donner carte blanche au poète pour que le spectateur le saisisse dans ses fulgurances, ses passions, ses contradictions, sa réconciliation posthume avec Jacques Soleil.
Tout se passe comme si l’écrivain et homme politique, l’activiste et l’aventurier, l’homme qui aimait les femmes et l’apparatchik de circonstance nous contait ses mémoires tout en nous faisant découvrir les destins croisés des grands faiseurs d’art et d’histoire : Mao, le Che, Fidel, Jorge Amado dont il fut le secrétaire, Neruda et Césaire, pour ne citer que quelques- uns des personnages de légende qui ont marqué des générations.

Arnold Antonin pour traiter son sujet a mis en scène les paroles de l’écrivain en faisant défiler des images d’époque, des chorégraphies de danse qui font bien le lien avec les mots de cet écrivain qui, dans ses textes les plus connus, a su célébrer le corps.
En continuant la tradition des métissages entre le documentaire et la fiction, Antonin nous donne à voir les mondes parallèles évoqués dans une œuvre aussi magnifique que sensuelle.

Le film documentaire n’étant pas « une fiction comme les autres », la caméra du cinéaste n’hésite pas à nous montrer la fameuse machine Singer commune à notre « enfance collective » et qui est évoquée dans un des poèmes de Depestre. Le réalisateur s’est laissé aller à produire des images que lui suggéraient les poèmes qu’il a aimés. Les puissantes voix de Myrtho Casséus et de Pierre Brisson ont surfé sur les vagues bleu turquoise de la mer rebelle de Jacmel caressées par le vieux vent caraïbe.
Faire un film sur René Depestre, c’est montrer une sensualité pure et solaire, évoquer la magie de l’amour, en dépit des échecs et des reniements.
Faire un film sur Depestre, c’est aussi un défi, une entreprise risquée sur une vie riche et sulfureuse d’un grand libertin qui ne passe pas dans tous les salons de gauche comme de droite.
C’est aussi parler de révolution mais aussi de dissidence en donnant la parole à une conscience tourmentée du vingtième siècle qui affirme, iconoclaste : « vive la Révolution, cela peut être aussi le cri obscène d’un fils de p… »

La grande première du film aura lieu le 19 de ce mois dans la ville natale de Depestre, à Jacmel. "On ne rate pas une vie éternelle" est un long métrage d’une heure quarante.

Roody Edmé

AUTEUR


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