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Brighelli - Éloge du "par cœur"

lundi 20 juin 2016

Le "par cœur" est lentement banni des écoles publiques, malgré la résistance des enseignants. Une bonne chose, estiment les Anglais... Analyse.

Par Jean-Paul Brighelli

Ceci est une lettre de dénonciation. J’espère qu’elle me vaudra un accès direct à cette prime de 27 euros que vos services promettent aux enseignants qui se comportent bien et font la promotion de votre politique.

Il faut que vous le sachiez : quelques instituteurs forcent encore les enfants, ces doux innocents, à apprendre par cœur des poèmes signés La Fontaine, Verlaine ou Maurice Carême – par ordre de prééminence, bien sûr. Une violence symbolique que vous aurez à cœur de stigmatiser dans l’un de ces brillants discours qui font frémir l’Assemblée nationale, dont la partie gauche recèle tant de brillantes intelligences.

L’horreur pédagogique : apprendre quelque chose en classe

La BBC a tout récemment exposé « l’horreur » pédagogique de cette exception française : forcer des innocents à réciter des œuvres qui leur sont étrangères, et qui de surcroît ont été publiées dans des siècles lointains, comme si des écrivains poudrés pouvaient encore parler à des gosses initiés aux mystères poétiques par Booba et Black M.

Vous avez dû apprendre l’anglais à Sciences Po, mais comme mes lecteurs n’ont pas forcément votre culture, je traduirai les extraits de cet article, qui expose l’extrême rigueur de cet enseignement traditionnel, et propose in fine (pardon de parler latin, vous qui l’avez éliminé avec un bon sens qui vous honore des derniers programmes du collège – avons-nous encore besoin de langues mortes !) les vraies recettes d’un vrai enseignement moderne, où les chers bambins trouvent spontanément en eux les ressources poétiques qu’un enseignement traditionnel stérilise – pardon pour cette longue phrase, j’ai pris modèle sur les œuvres complètes de Philippe Meirieu, le pape des nouvelles pédagogies qui ont fait tant de bien à l’École de la République depuis trente ans.

« Les devoirs à la maison peuvent être un cauchemar – pour les enfants comme pour leurs parents. En France, c’est un rituel bien établi de copier et d’apprendre par cœur des poèmes […] Ils recopient, illustrent, apprennent par cœur et récitent – devant toute leur classe – des poèmes qui vont de la Chanson de Roland [une horreur où des Chrétiens exterminent des Maures, Madame la ministre], une épopée du XIe siècle, à des poèmes tout à fait contemporains. Et soyez bien sûr qu’aucun ne pourra échapper à une connaissance extensive des Fables d’un certain Jean de La Fontaine – un auteur du XVIIe siècle ! »

Joanna Robertson, auteur de cette diatribe qui vous inspirera sûrement l’un de ces décrets régénérateurs dont vous avez le secret, raconte ensuite la scène d’humiliation collective (c’est le mot utilisé, humiliating) que constitue la récitation en elle-même : « L’un après l’autre, les élèves marchent jusqu’au tableau [une marche au supplice, Madame la ministre !], prennent une grande inspiration et commencent. Suivent vingt-six interprétations du même poème de Pierre Gamarra, sur le même ton haut perché :

Mon cartable sent l’orange,

le bison et le nougat,

il sent tout ce que l’on mange,

et ce qu’on ne mange pas. »

À bas le par-cœur !

Quand je pense que ce poème, Mon cartable, étale son impertinence pédagogique dans des sites dédiés à la pédagogie ! Pensez ! On y lit (et donc on y apprend) une foule de mots connus et inconnus, et ça se termine par « la rose et le chocolat », un écho de la Rose et le Réséda où le communiste Aragon appelait à l’union de « celui qui croyait au ciel » et de « celui qui n’y croyait pas ». Rien d’étonnant, Gamarra fut membre des FTPF durant la dernière guerre – un « communiste » enseigné à l’école ! Horreur ! Comble d’horreur ! Mais vous allez y mettre bon ordre, ou alors, rejoignez le Parti de gauche, ça vous changera du rose délavé du PS.

Mais je sais bien que vous allez supprimer d’ici peu d’un trait de plume cette pratique d’un autre âge – le par cœur ! Les pédagogues qui vous entourent appellent cela du psittacisme – quand ils ont appris un mot nouveau, ils le ressassent. Faire des enfants des perroquets – quelle honte ! Et pourquoi ne pas leur faire apprendre les tables de multiplication, pendant qu’on y est ! Alors qu’avec les tablettes dont l’industrie de l’informatique, à votre instigation, inonde aujourd’hui l’école, ils ont des réponses immédiates à leurs questions. Le par cœur, c’est la volonté d’uniformiser, en apprenant à chacun la langue de la nation, une école où tant de communautés se juxtaposent et où les babils les plus variés se croisent si merveilleusement… D’ailleurs, votre récente initiative visant à permettre l’enseignement de l’arabe dès le CP (une initiative heureuse que l’abominable Brighelli, entre autres réactionnaires fieffés, a fustigée récemment) va dans le sens de la Babel moderne que nous appelons tous de nos vœux. On y dissoudra dans un joli désordre mondialisé la langue française, la nation française et tout sens patriotique ­– cette horreur au nom de laquelle nous avons renvoyé les Prussiens en Prusse et les nazis dans les poubelles de l’Histoire.

Mais je suis sûr que vous avez chantonné dans votre enfance l’immortelle rengaine du Pink Floyd, « Another Brick in the Wall », et de son leit-motiv fameux, « We don’t need no education » – pas besoin de traduire. Vous devriez en faire l’hymne de la réforme du collège, qui enterre avec bonheur la prétention à ouvrir les enfants au Savoir et aux Lumières.

Tous poètes ! Tous mathématiciens !

L’article de Joanna Robertson se conclut d’ailleurs sur un appel à la spontanéité, qu’un enseignement répétitif coule à coup sûr, tant il est vrai que le Savoir tue la Créativité. Les enfants sont bien capables par eux-mêmes d’égaler Hugo ou Villon, La Fontaine ou Rimbaud. Tous des gens qui n’avaient pas fait d’études. Nous savons bien, nous autres vrais pédagogues, que Rousseau avait raison contre tout le monde, que les enfants naissent bons et bons poètes, et que leur apprendre du La Fontaine est une insulte à leur intelligence, comme l’explique l’immortel Jean-Jacques dans L’Émile , bible des libertaires qui inspirent depuis trois décennies la politique de votre ministère.

Il ne faut rien apprendre en classe : c’est à l’élève de construire lui-même son propre savoir. Il retrouvera sans effort les 12 premiers principes d’Euclide, comme Pascal, improvisera d’admirables poèmes, comme Minou Drouet, et dessinera d’instinct comme Picasso. Appelez-moi, j’ai quelques idées brillantes sur le sujet : 06 80 32 81…

Et je remercie encore l’Angleterre, dont l’enseignement se porte si bien, de nous montrer la voie : j’espère bien que les Grands-Bretons résisteront aux sirènes du Brexit, ils ont tant à apporter à l’Europe !


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