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Carline Séraphin, une ingénieure solide

lundi 16 mai 2016

Portrait de femme Carline Séraphin, spécialiste en génie parasismique et en génie légiste, est l’une des rares femmes ingénieures à la tête de sa propre firme d’ingénierie en Haïti. Une femme simple, avec un background solide, une détermination coulée dans du béton et des rêves encore plus imposants que ces bâtisses qu’elle adore construire.

La femme que nous rencontrons aujourd’hui est une ingénieure, une mordue des grands chantiers, des grandes constructions. Il est déjà cinq heures de l’après-midi mais elle nous attend tranquillement dans un des bureaux de l’immeuble qui abritera sous peu le ministère de l’Intérieur. Elle a travaillé comme consultante sur ce bel édifice. Sur le ciné Triomphe aussi bien que sur les nouveaux locaux du ministère du commerce. Mais la technicienne ne s’y attarde pas beaucoup. Ces grands chantiers sont trop politisés à son goût. Depuis qu’elle s’est établie en Haïti, plusieurs immeubles sont sortis de terre sous son égide. Et à la suite du tremblement de terre, beaucoup ont fait appel à son expertise pour évaluer et réparer les dégâts subis par leurs propriétés. « La liste est longue », dit-elle de manière évasive, sans donner l’air de faire la fanfaronne. Non, elle ne l’est pas. Madame donne l’impression d’une femme modeste. Pourtant si elle choisissait de se vanter, peu lui en tiendrait rigueur car son bagage académique est bien flatteur.

En effet, ancienne élève du Collège Marie-Anne, Carline se dirige vers la faculté des sciences de l’Université d’Etat d’Haïti pour apprendre le génie après le secondaire. Un an plus tard, elle part pour la Belgique, mais c’est à l’université de Pontificia Universidad Católica Madre y Maestra (PUCMM) de la République dominicaine qu’elle effectuera ses études de génie. C’est là aussi qu’elle démarrera sa carrière. « Là-bas, j’ai commencé à vraiment aimer le métier, parce qu’il y avait de grands chantiers et c’est ce qui m’intéressait. Si je devais rester en Haïti pour travailler seulement sur de petites maisons, je crois que je n’allais pas apprécier », explique-t-elle.

Ainsi, pendant un certain temps, celle qui détient aussi un master en génie parasismique de l’université de Berkeley en dual avec la PUCMM, a travaillé dans la construction d’hôtels, de complexes d’appartements. Mais aussi dans les grands ouvrages hydrauliques, forte de ses études post-graduées réalisées en ouvrages hydrauliques à l’Université de Bologne en Italie à travers l’Instituto Italo Latino America (IILA). Par ailleurs, elle est aussi l’une des rares femmes à posséder une spécialisation en ingénierie forensique en Haïti c’est à dire qui soit aussi une ingénieure légiste qui recherche la cause des dommages dans une structure. Avec cette formation elle est autorisée à défendre des clients victimes de dommages structurels dans leurs bâtisses a la cour internationale de Londres.

En 2007, Carline fait le choix de rentrer en Haïti. Elle collabore dans un premier temps avec feu ingénieur Patrick Léon. « C’est avec lui que j’ai fait mes premiers pas en Haïti. Et c’est aussi lui qui m’a aidée à m’intégrer dans le milieu en Haïti », confie-t-elle, reconnaissante. D’ailleurs, sur la liste de ses modèles figurera Maxime Léon, père de Patrick, qui a aussi eu une grande influence sur elle. « C’est un homme qui était connu dans le milieu, il avait à son actif plusieurs des grands ouvrages du pays. L’aéroport international de Port-au-Prince, la grand-rue ou le Boulevard Jean Jacques Dessalines, la centrale de Péligre. Il était très bien formé et il m’inspirait grandement. De lui et de son fils j’ai énormément appris ».

Parallèlement, Carline a aussi vendu ses services au ministère de l’Agriculture sur les questions relatives à l’hydrologie. En 2008, elle ouvre « Econo » sa propre firme. En 2012, ayant obtenue une bourse de l’Ambassade américaine, elle part suivre une formation en entrepreneuriat à l’Université de Thunderbird en Arizona

Sans le cacher, elle avoue que trouver sa place en Haïti ne lui a pas été offert sur un plateau d’argent. « Ici, il faut connaître les gens, avoir un nom en plus des compétences ». Le fait d’être aussi une femme dans ce milieu qui est encore la chasse gardée des hommes n’aide pas trop. « Etre une femme dans un univers d’homme n’est pas facile. Les hommes ont tendance à vouloir s’emparer de tout. Et souvent, quand vous obtenez un contrat par exemple, certains vous regardent comme si l’on vous faisait une faveur », explique-t-elle, mettant le doigt sur les stéréotypes sexistes qui existent encore. Pourtant elle était décidée à faire ses preuves. Ici et pas ailleurs. « On m’a offert du travail ailleurs, en Californie par exemple, qui est aussi une ville où les risques sismiques sont élevés, mais je voulais être dans mon pays. Haïti est un pays d’opportunités, et nous Haïtiens, nous devons le comprendre au lieu de partir et de céder notre place aux étrangers ».

De ce fait, l’ingénieure Séraphin a dû s’investir sans relâche et apprendre les leçons qu’il fallait. D’ailleurs, dira-t-elle, « une femme doit toujours miser sur l’éducation et la formation. Ce sont des armes pour réussir. Il lui faut aussi beaucoup de courage, de la persévérance et surtout de la patience. C’est un leurre de croire que l’argent viendra tout de suite. L’argent viendra, certes, mais il faudra travailler d’abord », confie-t-elle. Alors, friande et avide de savoir, Carine s’est d’abord évertuée à rencontrer et côtoyer les aînés pour bénéficier de leurs expériences et de leurs connaissances. Elle acceptait volontiers de faire du bénévolat à cet effet.

Rien ne pourra expliquer pourquoi elle a développé cette passion pour le génie, mais elle sait au moins que c’est par amour qu’elle a fait le choix de vivre en Haïti. Cela bien avant que construire de façon parasismique ne soit sur toutes les lèvres. Et pour preuve, elle témoigne fort bien : « Quand je disais aux clients qu’il fallait construire parasismique, et surtout quand ils voyaient la différence de coût que cela engendrait, ils étaient toujours réticents. On me demandait : à quoi bon ? Ce n’était pas nécessaire pour eux à cette époque. Seuls quelques-uns acceptaient ». Quand le tremblement de terre s’est produit, plusieurs ont vu qu’elle avait une longueur d’avance et sont revenus à elle pour réparer leurs erreurs.

Depuis le séisme du 12 janvier 2010, l’ingénieure Séraphin est montée d’un cran dans l’estime des clients et on ne cesse de requérir ses compétences. Ce à quoi elle s’adonne à cœur joie. Ne vous fiez pas à son corps svelte, ni à son semblant de timidité, cette femme intelligente est dure à la tâche, sait diriger d’une main de maître et s’imposer sur des chantiers de plus de cinq cent ouvriers. Le mot « travail » prend beaucoup d’espace dans la vie de cette professionnelle pas encore mariée,- elle a néanmoins un partenaire- et n’ayant pas encore d’enfants. Il lui arrive de bosser ou d’avoir des réunions même les dimanches. Néanmoins, elle arrive à aménager de petites heures de détente. « Tous les soirs, je regarde un film avant de m’endormir ». Aventureuse, elle adore la mer, le restaurant et ne s’en prive pas.

Faisant de son mieux pour partager ses connaissances, Carline collabore de manière bénévole avec le Collège national des ingénieurs haïtiens (CNIAH) pour aider à une organisation effective de ce métier en Haïti « J’aurais aimé que cela marche et que le collège soit respecté comme dans tous les pays sérieux. » Elle intervient aussi dans des séances de formation, dans des colloques sur la construction. Actuellement, Carline rêve de voir un climat politique stable qui favoriserait la mise en place de projets de grande envergure dans ce pays qui auraient des retombées économiques positives pour le secteur de la construction en particulier et pour la population en général. Ne dit-on pas que "quand le bâtiment va, tout va ?"

Winnie H. Gabriel Duvil

winniegabriel@ticketmag.com
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