MosaikHub Magazine

Dany Laferrière : « La question n’est pas d’affronter le dictateur mais d’être heureux malgré lui »

lundi 21 mars 2016

L’écrivain Dany Laferrière pose lors de la rencontre du "Monde des livres", le 3 octobre 2009, dans le hall du journal Le Monde à Paris. MIGUEL MEDINA/AFP

Je ne serais pas arrivé là si……
si je n’avais pas été autant protégé, lorsque j’étais enfant, par toutes ces femmes – ma grand-mère, ma mère, mes tantes – qui m’ont épargné les flammes de la dictature de Duvalier et entouré de tant de chaleur. C’est dans cette enfance que je ne cesse de puiser. Elle est devenue le ferment de ma littérature. Près de la moitié de mes livres évoquent ma grand-mère. Je ne serais évidemment pas là non plus si le dictateur ne m’avait contraint à partir en exil, à 23 ans, dans une grande ville inconnue. Un exil conçu comme une punition, mais que j’ai pris, moi, pour l’occasion de voir du pays. Mais tout vient de l’enfance. Et de ce calme intérieur que ces femmes m’ont façonné.

La vie était pourtant rude en Haïti. Le régime oppressant. La menace permanente. Et c’est la joie qui constitue votre socle ?

C’est vrai ! Ces femmes avaient compris qu’au lieu de se briser les reins sur l’obstacle de la dictature, mieux valait l’esquiver. Et c’était leur pied de nez au dictateur que de m’élever dans la joie et de me confectionner des tendresses. C’est d’ailleurs devenu mon motto (« devise ») : la question n’est pas d’affronter le dictateur mais d’être heureux malgré lui. Tout ce qu’il souhaite, c’est de figurer au cœur de nos existences, qu’on l’aime ou qu’on le déteste. Eh bien, aucun de mes livres n’est branché sur cette question. Je parle de tout et de rien, d’Héraclite comme de ma grand-mère, du Japon comme de New York et de Port-au-Prince. Cet universel a été créé de toutes pièces pour contourner la dictature.

Votre père, lui, avait choisi l’affrontement.

Oui. C’était un enfant adopté qui avait très tôt rejoint la résistance au pouvoir militaire. Puis il était devenu maire de Port-au-Prince, et ministre à l’âge de 26 ans. Il était dans une sorte de turbulence totale et avait un goût inné de la contestation et de la lutte. Ce qui est bien. Il faut que quelqu’un se lève. Mais les femmes de ma famille m’ont fait une proposition autre.

On aurait pu imaginer qu’elles vous élèvent dans le mythe de ce père rebelle et révolutionnaire.

Haïti est né de la révolution. C’est l’un de ses mythes les plus forts. Il s’en est suivi deux cents ans de tumulte, 32 coups d’Etat, et une impossibilité de repos car catastrophes politiques et catastrophes naturelles se sont succédé sans relâche : dictateurs, cyclones, inondations, tremblements de terre. Et pourtant, il existe une paix intérieure qui permet de se remettre rapidement, miraculeusement, de toutes ces secousses. Car Haïti, terre de turbulence et de sérénité, alterne violence et tendresse. Mon père était du côté de la violence, je suis du côté de la tendresse. A chacun sa manière. Ce sont les deux faces de la même médaille.

Avez-vous des souvenirs de votre père ?

Je n’avais pas cinq ans quand le pouvoir l’a nommé consul à Gênes puis ambassadeur à Buenos Aires. Façon de l’éloigner du pays avant de lui signifier clairement qu’il ne pouvait plus rentrer. J’ai été élevé dans sa mémoire avec beaucoup de pudeur. Ma mère, parfois, me montrait des photos. Je me rappelle notamment une journée de fièvre où elle a sorti d’une petite boîte en fer-blanc des images de lui, ardent, barbu, entouré de camarades dans le maquis. Il y a aussi cette unique photo de leurs fiançailles où on la voit timide aux côtés de mon père, tout auréolé de gloire. Le chaud et le froid. Encore que… Lequel représentait le chaud ? Car cette maman était – et est encore ! - incroyablement déterminée. Le fait qu’elle ait choisi et séduit cet homme-là, si frondeur, témoigne d’une volonté inflexible. Comme son choix de rester en Haïti plutôt que de rejoindre mon père en exil. Quitter son pays, ne serait-ce qu’une minute, lui était impossible. « On ne quitte pas le chevet d’un grand malade » disait-elle.

C’est donc pour elle, et pour vous, que vous chercherez à le retrouver deux décennies plus tard, à New York ?

Oui. Nous n’avions plus aucune nouvelle, mais l’un de ses frères m’avait donné son adresse à Brooklyn, et je suis donc allé frapper à sa porte. Personne n’a ouvert, mais j’ai perçu un léger bruit à l’intérieur. J’ai donc insisté en me présentant comme son fils. Alors il a crié à travers la porte qu’il n’avait plus de femme, plus d’enfant, plus de pays. Il était enfoncé dans sa folie. Et je suis reparti.

Quelle frustration pour le fils !

Bizarrement non. C’est une histoire hors de moi. Il n’y a pas de rejet, au contraire. Il n’y a même pas d’oubli, puisque tout le monde m’en parle. Mais voilà, il a mené sa vie…

Comme lui, vous avez été contraint de quitter votre île, en moins de 24 heures, après l’assassinat de votre meilleur ami qui laissait présager que vous seriez le prochain sur la liste.

Oui, cet épisode est un gond sur lequel tourne la porte qui m’a fait passer des ténèbres de Duvalier à la lumière du Québec. Nous étions en juillet 1976, le Parti québécois venait d’arriver au pouvoir et les Jeux olympiques se donnaient à Montréal, où j’ai débarqué dans une atmosphère de fête extraordinaire. L’été était chaud, joyeux. A l’opposé du Québec figé dans la glace de l’hiver que je découvrirai plus tard. Mais rien ne m’a gêné. Je voulais la différence. Quand j’étais petit, j’imaginais qu’à l’étranger, le ciel était jaune, la mer rouge, tout devait être différent. Au fond, la ville blanche de neige en plein hiver, c’était ça. Et la force de vie de la nature, qui fait que l’herbe pousse discrètement sous la neige en se souvenant de la caresse du soleil, n’a cessé de me fasciner pendant toutes ces années. Comme le courage des Québécois qui ont fondé un pays sur la glace.

Très vite, vous allez enchaîner les boulots, travailler à l’usine. Aviez-vous alors l’envie d’écrire ?

Ah non ! Je ne pensais plus à ça ! J’étais occupé à découvrir la ville et le travail physique. A apprendre l’hiver, le printemps, l’été, les amis – Québécois et Haïtiens- qu’on se fait peu à peu, comme un oiseau construit son nid, branche après branche. Et puis j’ai passé un grand temps dans ma baignoire à dévorer des livres. Car je découvrais deux choses qui n’existent pas en Haïti : la solitude et l’intimité. A Port-au-Prince, chaque maison contient au moins 36 personnes, il est impossible d’être seul. A Montréal, je fermais la porte de ma chambre et c’était le silence dans lequel je pouvais attendre le déclin du soleil et l’installation de la noirceur totale. Cela crée une sensibilité que je ne connaissais pas. L’immensité du Québec, sa population si chiche, son hiver qui isole et interdit de flâner dans les rues nous mettent en prise avec nous-mêmes et sont propices à une réflexion sur soi. C’est peut-être ce qui a fait de moi l’écrivain.

Car après sept ans au Québec, vous vous êtes finalement engagé dans l’écriture.

Oui, le moment de l’écriture était arrivé. Je ne pouvais pas le repousser. Je n’écris d’ailleurs que quand le besoin est irrépressible, que je sens l’énergie, l’impatience, et que je jubile devant cet univers qui s’ouvre et se révèle plus riche que celui que j’avais en tête. Ah ! J’adore quand ce moment arrive ! Je suis dans la joie la plus forte, totalement habité. Rien d’autre ne vaut la peine. Rien ne peut rivaliser ni se mettre en travers. Le récit m’emporte. Et je donnerais tout pour reculer la dead line. Mais l’écriture va de pair avec l’urgence. Aux deux bouts. Urgence de commencer, urgence de terminer. Ce court segment fait de vous un homme d’action.

« L’exil vous va bien », a lancé Amin Maalouf dans son discours d’accueil à l’Académie française. Etes-vous donc un écrivain de l’exil ?

Mais pas du tout ! Je n’ai jamais été en exil ! Le dictateur a cru m’y envoyer, mais moi j’étais en voyage. Quand on vient d’une île au milieu de la mer, on rêve toujours de partir. Et cette petite chambre où je me suis retrouvé seul était en fin de compte le rêve de ma vie. Enfin, je ne dépendais que de moi !

Montréal est donc devenu un libre choix ?

C’est devenu ma vie, et j’y ai passé quarante ans. Mais honnêtement, j’aurais pu aller aussi bien à Tokyo, Paris, Dakar ou Valparaiso. A un moment, je me suis installé à Miami. Pour écrire. Car on n’écrit bien que dans une ville qu’on n’aime pas. C’est ma théorie.

Et pourquoi donc ?

Il faut une ville où l’on ne craint pas de louper quelque chose en s’enfermant. J’aime tellement Paris et Montréal, que c’est presque impossible d’y écrire. Aucun problème à Miami ! Un cocotier visible par l’encadrement de ma fenêtre suffisait à mon bonheur.

Et en Haïti ?

Ah ! C’est très difficile d’écrire dans une ville surpeuplée. On peut y être poète, parce que les poèmes s’écrivent debout, sur le pas de la porte. Mais le roman est un art bourgeois qui exige une table et du temps. Il s’écrit beaucoup quand on n’écrit pas. Car il faut d’abord le rêver, imaginer l’architecture de l’édifice, ses fondations, ses frises. Tout ce qui est à la fois majuscule et minuscule. Il faudrait un hiver ! Les Russes connaissent ça, qui filaient dans leurs datchas. Ce n’est pas à Port-au-Prince qu’on pourrait écrire Guerre et Paix ! C’est vrai, Hugo a pu faire Les Misérables, sous des températures tempérées. Mais c’est parce que c’est un monstre. Si tu es normalement constitué, tu ne peux pas écrire en Haïti ! Surtout si tu es Haïtien et que tu as en toi cette énergie et ce mouvement spontanés. Personne ne te fichera jamais la paix. Personne ne croira que tu es occupé. Quand j’écrivais mon premier roman, à Montréal, j’avais mis en bas de chez moi un petit écriteau : « Ne dérangez pas le grand écrivain. Il est en train d’écrire son chef-d’œuvre. » Les Québécois qui passaient s’en allaient aussitôt. Les Haïtiens, eux, sonnaient tranquillement à ma porte. « Ah ! Comme tu as bien fait, disaient-ils. C’est vrai que les gens pourraient te déranger. » Pas une seconde ils ne se sentaient concernés.

Quel destin vous reconnaissez-vous ?

Mon père avait un destin politique en Haïti, c’est pour ça que le mot exil convenait à son histoire. Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas dans le désir d’une action sur le terrain pour changer à tout prix les choses. Je ne crois pas en ces choses-là. Le seul destin dont je rêve, c’est d’être une bonne nouvelle pour Haïti. Quand on entend parler de mon île à la radio, c’est en général pour une catastrophe : un cyclone ou une élection truquée… Eh bien, je rêverais qu’en entendant mon nom, les gens se disent : ce doit être une bonne nouvelle !

Ce fut le cas avec votre entrée à l’Académie française.

Eh bien, j’ai justement voulu que cette bonne nouvelle me parvienne à Port-au-Prince. Pour que les Haïtiens s’y sentent intimement associés. Et en prenant d’ailleurs le risque d’échouer. A l’heure de l’élection, je faisais une conférence sur la lecture dans un centre culturel, entouré de jeunes gens. Et puis je me suis rendu au Salon du livre en plein air. Et cela sonnait juste que, dans ce premier Salon international du livre en Haïti, il y ait un académicien, Haïtien né à Port-au-Prince.

Vous êtes sensible aux symboliques ?

Très ! L’Académie Française n’est-elle pas, comme Haïti, un gros producteur de symboles ? C’est pour cela que j’ai eu le désir d’unir les deux en faisant entrer un dieu vaudou à l’Académie : Legba, sculpté sur mon épée. C’est lui qu’on appelle à chaque cérémonie vaudou. C’est lui qui ouvre la barrière pour passer du monde visible au monde invisible. En somme, le dieu des écrivains.

Je ne serais pas arrivé là si…

… si je n’avais pas été autant protégé, lorsque j’étais enfant, par toutes ces femmes – ma grand-mère, ma mère, mes tantes – qui m’ont épargné les flammes de la dictature de Duvalier et entouré de tant de chaleur. C’est dans cette enfance que je ne cesse de puiser. Elle est devenue le ferment de ma littérature. Près de la moitié de mes livres évoquent ma grand-mère. Je ne serais évidemment pas là non plus si le dictateur ne m’avait contraint à partir en exil, à 23 ans, dans une grande ville inconnue. Un exil conçu comme une punition, mais que j’ai pris, moi, pour l’occasion de voir du pays. Mais tout vient de l’enfance. Et de ce calme intérieur que ces femmes m’ont façonné.

La vie était pourtant rude en Haïti. Le régime oppressant. La menace permanente. Et c’est la joie qui constitue votre socle ?

C’est vrai ! Ces femmes avaient compris qu’au lieu de se briser les reins sur l’obstacle de la dictature, mieux valait l’esquiver. Et c’était leur pied de nez au dictateur que de m’élever dans la joie et de me confectionner des tendresses. C’est d’ailleurs devenu mon motto (« devise ») : la question n’est pas d’affronter le dictateur mais d’être heureux malgré lui. Tout ce qu’il souhaite, c’est de figurer au cœur de nos existences, qu’on l’aime ou qu’on le déteste. Eh bien, aucun de mes livres n’est branché sur cette question. Je parle de tout et de rien, d’Héraclite comme de ma grand-mère, du Japon comme de New York et de Port-au-Prince. Cet universel a été créé de toutes pièces pour contourner la dictature.

Votre père, lui, avait choisi l’affrontement.

Oui. C’était un enfant adopté qui avait très tôt rejoint la résistance au pouvoir militaire. Puis il était devenu maire de Port-au-Prince, et ministre à l’âge de 26 ans. Il était dans une sorte de turbulence totale et avait un goût inné de la contestation et de la lutte. Ce qui est bien. Il faut que quelqu’un se lève. Mais les femmes de ma famille m’ont fait une proposition autre.

On aurait pu imaginer qu’elles vous élèvent dans le mythe de ce père rebelle et révolutionnaire.

Haïti est né de la révolution. C’est l’un de ses mythes les plus forts. Il s’en est suivi deux cents ans de tumulte, 32 coups d’Etat, et une impossibilité de repos car catastrophes politiques et catastrophes naturelles se sont succédé sans relâche : dictateurs, cyclones, inondations, tremblements de terre. Et pourtant, il existe une paix intérieure qui permet de se remettre rapidement, miraculeusement, de toutes ces secousses. Car Haïti, terre de turbulence et de sérénité, alterne violence et tendresse. Mon père était du côté de la violence, je suis du côté de la tendresse. A chacun sa manière. Ce sont les deux faces de la même médaille.

Avez-vous des souvenirs de votre père ?

Je n’avais pas cinq ans quand le pouvoir l’a nommé consul à Gênes puis ambassadeur à Buenos Aires. Façon de l’éloigner du pays avant de lui signifier clairement qu’il ne pouvait plus rentrer. J’ai été élevé dans sa mémoire avec beaucoup de pudeur. Ma mère, parfois, me montrait des photos. Je me rappelle notamment une journée de fièvre où elle a sorti d’une petite boîte en fer-blanc des images de lui, ardent, barbu, entouré de camarades dans le maquis. Il y a aussi cette unique photo de leurs fiançailles où on la voit timide aux côtés de mon père, tout auréolé de gloire. Le chaud et le froid. Encore que… Lequel représentait le chaud ? Car cette maman était – et est encore ! - incroyablement déterminée. Le fait qu’elle ait choisi et séduit cet homme-là, si frondeur, témoigne d’une volonté inflexible. Comme son choix de rester en Haïti plutôt que de rejoindre mon père en exil. Quitter son pays, ne serait-ce qu’une minute, lui était impossible. « On ne quitte pas le chevet d’un grand malade » disait-elle.

C’est donc pour elle, et pour vous, que vous chercherez à le retrouver deux décennies plus tard, à New York ?

Oui. Nous n’avions plus aucune nouvelle, mais l’un de ses frères m’avait donné son adresse à Brooklyn, et je suis donc allé frapper à sa porte. Personne n’a ouvert, mais j’ai perçu un léger bruit à l’intérieur. J’ai donc insisté en me présentant comme son fils. Alors il a crié à travers la porte qu’il n’avait plus de femme, plus d’enfant, plus de pays. Il était enfoncé dans sa folie. Et je suis reparti.

Quelle frustration pour le fils !

Bizarrement non. C’est une histoire hors de moi. Il n’y a pas de rejet, au contraire. Il n’y a même pas d’oubli, puisque tout le monde m’en parle. Mais voilà, il a mené sa vie…

Comme lui, vous avez été contraint de quitter votre île, en moins de 24 heures, après l’assassinat de votre meilleur ami qui laissait présager que vous seriez le prochain sur la liste.

Oui, cet épisode est un gond sur lequel tourne la porte qui m’a fait passer des ténèbres de Duvalier à la lumière du Québec. Nous étions en juillet 1976, le Parti québécois venait d’arriver au pouvoir et les Jeux olympiques se donnaient à Montréal, où j’ai débarqué dans une atmosphère de fête extraordinaire. L’été était chaud, joyeux. A l’opposé du Québec figé dans la glace de l’hiver que je découvrirai plus tard. Mais rien ne m’a gêné. Je voulais la différence. Quand j’étais petit, j’imaginais qu’à l’étranger, le ciel était jaune, la mer rouge, tout devait être différent. Au fond, la ville blanche de neige en plein hiver, c’était ça. Et la force de vie de la nature, qui fait que l’herbe pousse discrètement sous la neige en se souvenant de la caresse du soleil, n’a cessé de me fasciner pendant toutes ces années. Comme le courage des Québécois qui ont fondé un pays sur la glace.

Très vite, vous allez enchaîner les boulots, travailler à l’usine. Aviez-vous alors l’envie d’écrire ?

Ah non ! Je ne pensais plus à ça ! J’étais occupé à découvrir la ville et le travail physique. A apprendre l’hiver, le printemps, l’été, les amis – Québécois et Haïtiens- qu’on se fait peu à peu, comme un oiseau construit son nid, branche après branche. Et puis j’ai passé un grand temps dans ma baignoire à dévorer des livres. Car je découvrais deux choses qui n’existent pas en Haïti : la solitude et l’intimité. A Port-au-Prince, chaque maison contient au moins 36 personnes, il est impossible d’être seul. A Montréal, je fermais la porte de ma chambre et c’était le silence dans lequel je pouvais attendre le déclin du soleil et l’installation de la noirceur totale. Cela crée une sensibilité que je ne connaissais pas. L’immensité du Québec, sa population si chiche, son hiver qui isole et interdit de flâner dans les rues nous mettent en prise avec nous-mêmes et sont propices à une réflexion sur soi. C’est peut-être ce qui a fait de moi l’écrivain.

Car après sept ans au Québec, vous vous êtes finalement engagé dans l’écriture.

Oui, le moment de l’écriture était arrivé. Je ne pouvais pas le repousser. Je n’écris d’ailleurs que quand le besoin est irrépressible, que je sens l’énergie, l’impatience, et que je jubile devant cet univers qui s’ouvre et se révèle plus riche que celui que j’avais en tête. Ah ! J’adore quand ce moment arrive ! Je suis dans la joie la plus forte, totalement habité. Rien d’autre ne vaut la peine. Rien ne peut rivaliser ni se mettre en travers. Le récit m’emporte. Et je donnerais tout pour reculer la dead line. Mais l’écriture va de pair avec l’urgence. Aux deux bouts. Urgence de commencer, urgence de terminer. Ce court segment fait de vous un homme d’action.

« L’exil vous va bien », a lancé Amin Maalouf dans son discours d’accueil à l’Académie française. Etes-vous donc un écrivain de l’exil ?

Mais pas du tout ! Je n’ai jamais été en exil ! Le dictateur a cru m’y envoyer, mais moi j’étais en voyage. Quand on vient d’une île au milieu de la mer, on rêve toujours de partir. Et cette petite chambre où je me suis retrouvé seul était en fin de compte le rêve de ma vie. Enfin, je ne dépendais que de moi !

Montréal est donc devenu un libre choix ?

C’est devenu ma vie, et j’y ai passé quarante ans. Mais honnêtement, j’aurais pu aller aussi bien à Tokyo, Paris, Dakar ou Valparaiso. A un moment, je me suis installé à Miami. Pour écrire. Car on n’écrit bien que dans une ville qu’on n’aime pas. C’est ma théorie.

Et pourquoi donc ?

Il faut une ville où l’on ne craint pas de louper quelque chose en s’enfermant. J’aime tellement Paris et Montréal, que c’est presque impossible d’y écrire. Aucun problème à Miami ! Un cocotier visible par l’encadrement de ma fenêtre suffisait à mon bonheur.

Et en Haïti ?

Ah ! C’est très difficile d’écrire dans une ville surpeuplée. On peut y être poète, parce que les poèmes s’écrivent debout, sur le pas de la porte. Mais le roman est un art bourgeois qui exige une table et du temps. Il s’écrit beaucoup quand on n’écrit pas. Car il faut d’abord le rêver, imaginer l’architecture de l’édifice, ses fondations, ses frises. Tout ce qui est à la fois majuscule et minuscule. Il faudrait un hiver ! Les Russes connaissent ça, qui filaient dans leurs datchas. Ce n’est pas à Port-au-Prince qu’on pourrait écrire Guerre et Paix ! C’est vrai, Hugo a pu faire Les Misérables, sous des températures tempérées. Mais c’est parce que c’est un monstre. Si tu es normalement constitué, tu ne peux pas écrire en Haïti ! Surtout si tu es Haïtien et que tu as en toi cette énergie et ce mouvement spontanés. Personne ne te fichera jamais la paix. Personne ne croira que tu es occupé. Quand j’écrivais mon premier roman, à Montréal, j’avais mis en bas de chez moi un petit écriteau : « Ne dérangez pas le grand écrivain. Il est en train d’écrire son chef-d’œuvre. » Les Québécois qui passaient s’en allaient aussitôt. Les Haïtiens, eux, sonnaient tranquillement à ma porte. « Ah ! Comme tu as bien fait, disaient-ils. C’est vrai que les gens pourraient te déranger. » Pas une seconde ils ne se sentaient concernés.

Quel destin vous reconnaissez-vous ?

Mon père avait un destin politique en Haïti, c’est pour ça que le mot exil convenait à son histoire. Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas dans le désir d’une action sur le terrain pour changer à tout prix les choses. Je ne crois pas en ces choses-là. Le seul destin dont je rêve, c’est d’être une bonne nouvelle pour Haïti. Quand on entend parler de mon île à la radio, c’est en général pour une catastrophe : un cyclone ou une élection truquée… Eh bien, je rêverais qu’en entendant mon nom, les gens se disent : ce doit être une bonne nouvelle !

Ce fut le cas avec votre entrée à l’Académie française.

Eh bien, j’ai justement voulu que cette bonne nouvelle me parvienne à Port-au-Prince. Pour que les Haïtiens s’y sentent intimement associés. Et en prenant d’ailleurs le risque d’échouer. A l’heure de l’élection, je faisais une conférence sur la lecture dans un centre culturel, entouré de jeunes gens. Et puis je me suis rendu au Salon du livre en plein air. Et cela sonnait juste que, dans ce premier Salon international du livre en Haïti, il y ait un académicien, Haïtien né à Port-au-Prince.

Vous êtes sensible aux symboliques ?

Très ! L’Académie Française n’est-elle pas, comme Haïti, un gros producteur de symboles ? C’est pour cela que j’ai eu le désir d’unir les deux en faisant entrer un dieu vaudou à l’Académie : Legba, sculpté sur mon épée. C’est lui qu’on appelle à chaque cérémonie vaudou. C’est lui qui ouvre la barrière pour passer du monde visible au monde invisible. En somme, le dieu des écrivains.


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie