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2 octobre 1925. Pour la première de la Revue nègre, Joséphine Baker embrase tout Paris.

vendredi 2 octobre 2015

Dansant un charleston endiablé, presque nue devant le Tout-Paris, la jeune "négresse" de 19 ans arrivée de New York devient une star.
Par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

Le 2 octobre 1925, à 21 h 30, le Tout-Paris se presse au théâtre des Champs-Élysées pour l’événement de l’année, la première de la Revue nègre. Le jazz a débarqué depuis peu en France, l’art nègre est devenu à la mode grâce à Picasso et aux cubistes. Roselmack est engagé par TF1... Johnny chante Noir, c’est noir... Bref, les célébrités, journalistes, peintres et intellos se sont précipités pour assister à la première. On reconnaît Robert Desnos, Francis Picabia et Blaise Cendrars... Dans les coulisses, Joséphine Baker a un trac fou. Dans la première partie du spectacle, elle apparaît habillée, mais dans la seconde elle devra monter sur scène les seins nus. Elle qui rêvait de belles robes de soie et d’organza, elle sera presque à poil, elle n’a que 19 ans.

Le rideau se lève. Les musiciens vêtus de costumes rouges sont installés du côté droit où ils commencent à jouer, puis tous les artistes entrent en scène vêtus de toutes les couleurs. Ils chantent, ils dansent, dans un décor représentant des bateaux à vapeur sur le Mississippi. Soudain, voilà que débarque, à quatre pattes, une Joséphine vêtue d’une combinaison de travail coupée aux jambes, ses cheveux sont gominés, plaqués sur la nuque. Elle se lève et se lance dans un charleston endiablé, se tortillant, se contorsionnant et se tordant dans tous les sens. Paris n’a jamais rien vu de tel. Bonds de singe, trot de dinde, démarche du coq, déhanchement du serpent sont autant de figures auxquelles elle se livre avec une incroyable énergie, son corps semble élastique. Un enchaînement étourdissant de virtuosité agrémenté de grimaces, des bouffonneries qui rendront bientôt légendaire la danseuse. Elle disparaît en coulisse. Devant tant d’exubérance, certains huent et sifflent, mais, dans sa grande majorité, le public raffole déjà de Joséphine. Et pourtant, il n’est pas au bout de ses surprises.

Bombe de sensualité

Les tableaux se succèdent. Louis Douglas - danseur et chorégraphe - et Marion Cook dansent en parfaits amoureux sur un blues de Sidney Bechet ; Joséphine Baker et Maud de Forest font mine de se disputer le même homme ; Louis Douglas s’exerce aux claquettes... Vient enfin le tableau final. Joséphine Baker entre en scène avec le danseur-comédien Joe Alex. Elle est seins nus et ne porte qu’un bikini étroit. Son partenaire n’est pas plus habillé. Quelques plumes autour de la taille, autour du cou et des chevilles, et ils s’embarquent tous deux fougueusement dans une danse primitive mimant l’accouplement, la fameuse danse sauvage. Une bombe de sensualité explose sur les planches du théâtre. La foule est en délire. Joséphine nage en plein succès, elle fait se lever tout le public et hurler d’horreur les rabat-joie. Inconnue la veille, elle devient la coqueluche parisienne en une seule soirée. TF1 tente de l’embaucher pour Danse avec les stars...

Joséphine naît dans le vieux Sud ségrégationniste américain en 1906 d’un père musicien et d’une mère danseuse qui écument cabarets et bordels. Elle passe plus de temps dans des loges sordides que dans les bras de sa maman. À l’école, elle est numéro un en pitreries et en grimaces, et le reste du temps elle fait l’école buissonnière pour danser dans les rues pieds nus ou enroulés dans du journal quand il gèle dur. Joséphine est une fan de spectacles, de danseuses, de paillettes, de blues et lorsque pour la première fois elle voit Bessie Smith en chair et en os, elle verse même une larme. Elle quitte vite les bouges de Saint-Louis pour tenter sa chance à New York. En 1922, à 16 ans, elle est engagée à Broadway pour un rôle sommaire. Elle bouge comme un animal ; dans sa troupe, on la surnomme le singe. Ses deux spécialités sont les grimaces et les pas de danse comiques. Elle se produit dans des music-halls, des cabarets, des tripots de troisième zone. Contrairement à la plupart de ses petites camarades, elle ne tombe pas dans la prostitution.

250 dollars la semaine

En 1925, alors qu’elle danse au Plantation Theater Restaurant, à Broadway, elle est remarquée par Caroline Dudley Regan chargée de recruter une troupe noire pour le théâtre des Champs-Élysées. C’est sur les conseils de son ami le peintre Fernand Léger, féru d’art africain, qu’André Daven, directeur artistique du théâtre, décide de créer un spectacle entièrement joué par des Noirs pour renflouer ses caisses. Peu après, Daven rencontre justement Caroline Dudley, épouse du conseiller culturel à l’ambassade des États-Unis à Paris, passionnée de danse et de musique noire. Elle lui propose de se rendre à New York pour recruter une troupe noire. Il accepte aussitôt.

À New York, Dudley se met en relation avec Spencer Williams, une figure du jazz. Tous deux se rendent au Plantation Theater Restaurant où ils sont d’abord intéressés par une certaine Ethel Waters. Comme celle-ci décline leur offre de venir en France, ils se tournent donc vers une autre danseuse. Joséphine ! "Il était impossible de ne pas la remarquer... Elle se détachait comme un point d’exclamation", dira Dudley de sa trouvaille. Joséphine fait monter les enchères jusqu’à 250 dollars la semaine pour participer à la Revue nègre avec vingt-cinq autres artistes, danseurs, chanteurs, comiques et musiciens, dont un sacré clarinettiste, Sidney Bechet. Après quelques répétitions, Joséphine et la troupe embarquent le 15 septembre 1925 direction Paris, la ville de toutes les libertés, là où les Noirs ont le même statut que les Blancs. Après une semaine de traversée, la voilà dans la capitale.

Des plumes cache-sexe

Caroline Dudley présente la troupe et le spectacle au directeur des Champs-Élysées, le jour de son arrivée à Paris. Au fur et à mesure de la représentation, André Daven est de plus en plus désemparé. Ça ne convient pas du tout : trop de claquettes, trop de bruit, trop brouillon, pas assez de corps noirs dénudés, et puis la chanteuse Maud de Forest est mal foutue et déprimante... Quand Joséphine entre enfin en piste pour son numéro de danse, le voilà soulagé. Il n’a jamais vu une danseuse se disloquer de la sorte, il est subjugué. Qu’est-ce qu’elle est drôle en plus, quel corps de rêve ! C’est décidé, c’est Joséphine qui sera sur l’affiche de la revue dessinée par Paul Colin. En revanche, la revue doit être entièrement revisitée, à seulement quelques jours de la première. C’est une catastrophe ! Daven est à deux doigts de tout annuler avant d’appeler à la rescousse Jacques Charles, le meilleur chorégraphe de Paris, pour lui demander d’accentuer l’aspect sauvage, africain. Et plus de sexe !

Charles trouve instantanément la solution : Joséphine, il faut la mettre bien plus en avant et surtout la dévêtir. Quelques plumes en guise de cache-sexe et quelques-unes autour des chevilles pour ce qu’il nomme la "danse sauvage", le fameux duo ravageur entre Joséphine et Joe Alex. Il a eu du flair : grâce à son numéro, Joséphine envoûte les maîtres de l’époque, devient instantanément l’égérie des cubistes de Montparnasse, la Vénus noire des Picasso, Van Dongen, des écrivains comme Colette... Les surréalistes proposent même de virer la statue de Jeanne d’Arc pour la remplacer par celle de Joséphine. Les hommes grouillent autour d’elle comme des spermatozoïdes qui partent à l’assaut. Joséphine est au sommet, le spectacle aux Champs-Élysées est un triomphe et dure six semaines au lieu de deux. Se fichant de se retrouver sans Budget, Barak Obama court à Paris pour demander Joséphine en mariage...

Après cet énorme succès, la tempête Joséphine s’abat sur les Folies Bergères, comme meneuse de revue, arborant pour la première fois sa légendaire ceinture de bananes dorées qui se balancent sur les hanches. Fini le personnage réducteur de sauvageonne, elle devient une véritable diva, "la légende noire" des Folies.


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