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16 septembre 1979. Deux familles est-allemandes s’échappent en survolant le mur en montgolfière.

mercredi 16 septembre 2015

Peter et Günter s’évadent de RDA avec femmes et enfants dans le 3e ballon qu’ils parviennent à fabriquer.
Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

La nage, le sous-marin, le tracteur, le télésiège... Les Allemands ont tout essayé pour fuir la RDA avant la chute du Mur. Les familles Strelzyk et Wetzel, elles, ont choisi de jouer ensemble les filles de l’air à bord d’une montgolfière. Le 16 septembre 1979, après 28 minutes de vol, Günter, Peter, Doris, Petra et leurs quatre enfants atterrissent dans un bois sombre. Il est autour de 3 heures du matin. Sont-ils vraiment arrivés à l’Ouest ? Ils en doutent encore. Ils s’éloignent au plus vite du ballon, marchent vers le sud, tombent sur une ferme. Par précaution, les deux hommes cachent femmes et enfants dans un fourré avant de se renseigner. Ils voient passer trois jeunes filles à poil. Ils reconnaissent Angela Merkel et ses deux copines nudistes apparemment perdues...

Günter et Peter s’avancent vers la grange. À l’intérieur, ils découvrent avec soulagement du matériel agricole de marque occidentale. Ils n’ont pas le temps de se réjouir qu’ils entendent un véhicule approcher doucement. C’est une voiture de police de... l’Ouest. Ils courent alors sur la route pour lui faire signe de s’arrêter. L’inspecteur Derrick en descend ! Peter interpelle les deux policiers : "Sommes-nous à l’Ouest ?" Réponse interloquée : "Bien sûr, où voudriez-vous être ailleurs ? Vous êtes à Naila, en Bavière."

Joie des deux fuyards qui lancent une fusée éclairante pour prévenir leurs familles. Leurs deux épouses et leurs quatre enfants accourent, dansant de joie. Enfin libres. Ils vont pouvoir manger de la choucroute avec de la bonne charcuterie chaque jour, s’enfiler des litres de bière et regarder Nana Mouskouri chanter en allemand à la télé. Wunderbar ! C’est ainsi que s’achève l’une des plus extraordinaires évasions d’Allemagne de l’Est.

Ingénieuse idée

L’idée abracadabrantesque de fuir leur pays en empruntant la voie des airs vient à Günter le jour où la soeur de son épouse Petra vient leur rendre visite. Elle vient de l’Ouest, où elle s’était enfuie vingt ans auparavant. Elle a apporté un journal qui mentionne la Fête internationale du ballon d’Albuquerque. L’idée est là ! Fantastique ! Fabriquer une montgolfière pour franchir la frontière.

Günter en parle aussitôt à son collègue de boulot, Peter Strelzyk, qui approuve. Cela fait des mois que les deux hommes cherchent un moyen pour s’évader de la prison communiste. Après avoir consulté leurs épouses, ils prennent la décision de se lancer dans l’aventure le 7 mars 1978. Petit détail : comment construit-on un ballon à air chaud ? Ils n’en ont pas la moindre idée. Ils sont aussi armés pour cela que Hollande face à la crise mondiale. L’innocence complète. Mais les deux hommes ont de la ressource. Il leur faut d’abord du tissu pour construire l’enveloppe du ballon. Ils portent leur choix sur une étoffe utilisée pour doubler les sacs à main en cuir et dont ils peuvent se procurer de grandes quantités.

Reste à déterminer la taille d’une montgolfière capable de transporter huit personnes. Ils passent un coup de fil à Einstein, qui, grâce à sa formule magique de E = MC2, leur conseille un volume de 1 800 mètres cubes. Mais comment assembler et coudre les morceaux de tissu pour obtenir la forme d’une montgolfière ? Finalement, après de nombreux tâtonnements, les deux compères s’en sortent correctement. Günter s’attelle nuit et jour à la machine à coudre de sa belle-mère pour confectionner l’enveloppe du ballon.

Une montgolfière a besoin d’un brûleur pour chauffer l’air dans le ballon. C’est le défi le plus complexe à relever pour les deux hommes. C’est Günter qui a l’idée de fixer un tuyau de poêle sur une bouteille de gaz. Il ouvre le robinet, jette une allumette. Une énorme flamme s’élève. Il ne reste plus qu’à peaufiner le procédé pour obtenir un brûleur convenable. Enfin, la nacelle est constituée d’une plaque carrée en métal et en plastique avec des tiges métalliques aux quatre coins pour tendre des cordes, la faisant ressembler à un mini-ring de boxe.

Obstination

Dans la nuit du 28 avril 1978, les deux couples se rendent dans une clairière isolée pour effectuer une tentative de gonflage. Échec total. Les deux femmes ont beau présenter l’ouverture du ballon au brûleur tenu par les deux hommes, l’air chaud ne rentre pas à l’intérieur. Il faudrait qu’un ventilateur pousse celui-ci dans la bonne direction. Déception. Il apparaît par la même occasion que l’enveloppe du ballon est complètement perméable à l’air. "Gross gross dézeption !" Dans les jours qui suivent, les deux hommes vont essayer d’enduire la toile d’une substance étanche, mais celle-ci alourdit trop le ballon.

La deuxième tentative de gonflage a lieu dans une carrière de pierres de façon à profiter de la paroi pour tenir le ballon au-dessus du brûleur. Mais au moment de le déplier, Peter croit apercevoir une ombre. Les voilà en train de plier bagage en quatrième vitesse. C’est Laurel et Hardy au sommet de leur forme : ils laissent traîner le ballon sur la route à l’arrière du camion. Le voilà réduit en lambeaux, ce qui les oblige à en concevoir un deuxième.

Peter et Günter s’y remettent avec obstination. Cette fois, ils s’inspirent d’une documentation sérieuse pour concevoir un ballon de 2 000 m3 en taffetas, étoffe légère et étanche. Ils se procurent les 1 200 mètres carrés nécessaires en se faisant passer pour des ingénieurs de la marine voulant fabriquer des voiles. Günter se remet à pédaler comme un dératé sur sa machine à coudre durant deux semaines d’affilée. Günter fabrique également un ventilateur avec le moteur de sa moto.

Persévérance

Cette fois, les deux MacGyver parviennent à faire décoller leur engin lors d’un essai. Ils sont déjà au septième ciel, mais pas longtemps, car, au bout de quelques minutes, le gaz ne sort plus qu’au ralenti de la bouteille. Leur brûleur ne chauffe plus suffisamment. Que se passe-t-il encore ? Gabriel Fahrenheit leur fait un petit cours de physique amusante : en sortant trop rapidement, le gaz refroidit la bouteille. Du coup, le gaz liquide qui est à l’intérieur se volatilise moins vite. Mais ils trouvent une fois de plus la parade en utilisant un mélange d’essence et d’oxygène sous pression. Efficace mais ultra-dangereux. Les problèmes s’accumulant, Günter Wetzel jette l’éponge en août 1978. Il se retire du projet, laissant Peter s’entêter.

Le 4 juillet 1979, la famille Strelzyk tente donc l’aventure seule. Elle embarque à bord de la montgolfière qui pète le feu. Elle grimpe direct jusqu’à 2 070 mètres d’altitude où elle pénètre dans un nuage. Le ballon se couvre de rosée qui l’alourdit au point de le faire plonger vers le sol avant d’avoir pu franchir la frontière. Par miracle, Peter et sa famille échappent aux blessures et à la police est-allemande. Les Strelzyk parviennent à regagner leur domicile, abandonnant les restes du ballon derrière eux. Désormais, la Stasi sait que des individus cherchent à fuir en ballon. Elle se met en chasse. Apprenant cela, Günter Wetzel comprend que, malgré son retrait, l’arrestation de la famille de son ami et de la sienne n’est plus qu’une question de jours ou de semaines. Il n’a plus le choix, il lui faut se remettre au travail avec Peter pour fabriquer une nouvelle montgolfière. Schnell ! Il est d’autant plus pressé qu’il est bientôt convoqué pour effectuer une période militaire.

Opération réussie

Les deux hommes fabriquent donc un troisième aérostat d’un volume de 4 000 m3, nécessitant 1 800 m2 de tissu. Ce sera un mélange de taffetas et de toile de tente en nylon qu’ils achètent par petites quantités dans toute la RDA pour ne pas se faire repérer. Les travaux de couture sont achevés le 15 septembre au soir alors que le temps, qui était jusque-là orageux, se calme miraculeusement. Une douce brise souffle vers le sud, vers la liberté. Comme dirait von Braun, il faut profiter de la fenêtre de tir. Tout le reste du matériel est prêt.

Un peu après minuit, les deux familles se rendent sur le lieu choisi pour le décollage. La préparation du ballon prend de longues minutes. Les brûleurs sont allumés, en cinq minutes, le ballon se dresse immobile dans le ciel. Rapidement, tout le monde grimpe dans la nacelle. À 2 h 32, elle quitte le sol. Les amarres sont coupées, mais pas simultanément, alors le ballon s’incline, du coup la flamme du brûleur met le feu à l’enveloppe. Heureusement, en bons Allemands bien disciplinés, Peter et Günter ont prévu un extincteur. Mais les ennuis ne sont pas finis. Un trou apparaît au sommet du ballon, tant pis, il faut prendre le risque.

La montgolfière s’élève de plus en plus haut dans le ciel, jusqu’à atteindre une altitude de 2 000 mètres. Pas de nuage ! Le vent pousse le ballon vers le sud à la vitesse de 50 km/h. Les aéronautes sont vite désorientés, car ils ne perçoivent plus de lumière au sol et leur engin a fait plusieurs tours sur lui-même. Seul le bruit du brûleur rompt le silence de la nuit. Et puis il se tait à son tour, car le gaz a trop refroidi à l’intérieur. Le ballon chute. Il touche le sol après 28 minutes de vol. Ont-ils atterri en zone libre ? L’incertitude règne, même si Günter a entraperçu juste avant d’atterrir des champs de petite taille (en RDA, les fermes sont immenses). Plus tard, les deux policiers les rassureront définitivement.

Ainsi s’achève la plus extraordinaire de toutes les évasions de RDA. Le destin des deux familles prend alors un chemin différent. Les Strelzyk deviennent des héros dans les médias, un livre leur est consacré, un film aussi. Quant aux Wetzel, ils préfèrent rester dans l’ombre pour refaire tranquillement leur vie. C’est que les autorités de RDA, rendues folles furieuses par l’évasion spectaculaire, pourraient mijoter une vengeance contre eux. Du reste, les deux familles font l’objet de plusieurs menaces de mort. Peter Strelzyk doit déménager à 13 reprises avant la chute du mur de Berlin. Dix ans plus tard, en 1999, il choisit de se réinstaller en ex-Allemagne de l’Est. C’était bien la peine de jouer la fille de l’air.


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