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Présentation : 25e conférence de l’Association des études haïtiennes

Découvertes récentes sur la vie de Toussaint Louverture" -

lundi 7 septembre 2015

Ce texte que Le Nouvelliste publie est polémique. Il présente un Toussaint Louverture que certains ne reconnaîtront pas. L’auteur, Philippe Girard, historien, né en Guadeloupe, est professeur d’université. Spécialiste de l’histoire haïtienne, il est l’auteur de plusieurs monographies sur le sujet telles que Haïti : the Tumultuous History (2010) et en 2013 de Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon. Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne (1801-1804). Il est dans nos murs et participera à la 25e conférence de l’Association des études haïtiennes.

On parle beaucoup en Haïti de la situation de dépendance financière et politique de ce pays vis-à-vis de la communauté internationale. Ma discipline, l’histoire, ne fait pas exception puisque, de plus en plus, l’histoire d’Haïti est écrite en dehors d’Haïti par des non-haïtiens. La plupart des spécialistes actuels travaillent en France ou aux Etats-Unis ; c’est aussi dans des presses et des revues françaises et états-uniennes qu’ils publient leurs recherches.

Situation un peu triste, mais aussi occasion inespérée, car l’afflux de tant d’historiens de qualité ces dernières années a permis de faire de nombreuses découvertes, surtout en ce qui concerne la vie de Toussaint Louverture. A l’occasion du congrès de l’Association des études haïtiennes à Pétion-Ville, il est temps de faire le point sur ces découvertes, certaines datant de la fin des années 1970, d’autres beaucoup plus récentes, afin que le public haïtien ne soit pas tenu à l’écart de ce processus : en quelque sorte, ramener l’histoire d’Haïti en Haïti.

Les auteurs haïtiens, mais aussi français et états-uniens, ont généralement encensé celui qui reste la grande figure de l’histoire d’Haïti, Toussaint Louverture, qui est bien mieux connu à l’échelle internationale que Jean-Jacques Dessalines. "Figure immense, qui appartient à toutes les races et à tous les âges" nous disait déjà Saint-Rémy en 1850. "Plus étonnant, plus génial de nos ancêtres, l’héroïque martyr du fort de Joux" ajoutait Sannon près d’un siècle plus tard.

On croit tout savoir de Toussaint Louverture. Voici sa vie, telle qu’on la conte souvent : fils du prince des Alladas dans le Bénin actuel, il naquit esclave sur la plantation Bréda près du Cap vers 1743. Bon père de famille, il épousa Suzanne, dont il eut trois fils. Puis il participa à la grande révolte de 1791 afin d’émanciper ses semblables, vainquit les esclavagistes français, espagnols et anglais et devint gouverneur de toute l’île d’Hispaniola. Malheureusement, Napoléon Bonaparte envoya son beau-frère, le général Leclerc, rétablir l’esclavage en 1802. Trahi, capturé, exilé, Louverture mourut, en martyr, en France peu de mois après.

Je n’ai que respect pour Toussaint Louverture, sinon je n’aurais pas passé plus de dix ans de ma vie à étudier la sienne. Mais il faut se méfier de ces panégyriques à sens unique. Les grands hommes restent avant tout des hommes. Thomas Jefferson, Napoléon Bonaparte et Simón Bolívar, les autres géants de la période révolutionnaire, ont eux aussi révélé leur part d’ombre quand les historiens se sont penchés sur eux.

Qu’ont donc trouvé les chercheurs sur Toussaint Louverture ? Sur ses origines, bien peu, sinon qu’il est fort peu probable, contrairement à ce qu’avançait son fils Isaac, que son grand-père ait été roi des Alladas. Nous ne savons pas non plus quand ses parents ont été importés d’Afrique ; nous ne connaissons même pas sa date de naissance avec exactitude.

Sur sa vie d’esclave, nous en savons un peu plus, car beaucoup de documents d’exploitation de la plantation Bréda ont survécu en France, ainsi que beaucoup de documents notariés. L’image qui ressort de ces documents, que j’ai analysés avec Jean-Louis Donnadieu, est celle d’un Louverture assez exceptionnel parmi le personnel de l’exploitation : non pas coupeur de cannes anonyme, mais commandeur et cabrouettier très proche du procureur Bayon de Libertat.

Nous avons aussi décrit l’existence d’une première femme de Louverture, Cécile, qu’il épousa très jeune, bien avant Suzanne, et dont il eut trois enfants (Toussaint, Gabriel, Marie-Marthe). Cécile était libre, et ses enfants aussi. Louverture, même esclave, avait donc un réseau de connaissances au sein de la population libre du Cap-Français (Cap-Haïtien). Son réseau incluait notamment le fameux Jean-Baptiste Belley, qui deviendrait plus tard le premier député noir à l’Assemblée nationale.

Un article un peu ancien mais toujours d’actualité est celui publié par Gabriel Debien, Jean Fouchard et Marie-Antoinette Menier en 1977. Il révéla que vers 1776, donc bien avant la révolution haïtienne, Louverture fut affranchi en bonne et due forme et qu’il n’était donc plus esclave lors de la grande révolte de 1791. Plus surprenant : Debien et ses collègues découvrirent la preuve que Louverture avait lui-même possédé puis affranchi un esclave. Plus surprenant encore : un bail par lequel il louait une propriété et 13 esclaves d’un autre noir libre. D’esclave, Louverture était passé affranchi, et même esclavagiste—sauf si, évidemment, on remarque que Louverture affranchit son esclave et qu’on voit cet épisode sous une toute autre lumière.

Les recherches que j’ai menées sur la première famille de Toussaint Louverture ont apporté des détails supplémentaires et pour le moins surprenants sur sa vie dans les années 1770 et 1780 (après son affranchissement mais avant la révolution haïtienne) : le noir libre à qui Louverture loua 13 esclaves était le mari de Marie-Marthe, fille de Louverture par son premier mariage. Ce gendre s’appelait Janvier Dessalines ; l’un de ses treize esclaves s’appelait Jean-Jacques. En d’autres termes : Jean-Jacques Dessalines fut un jour l’esclave de la fille et du gendre de Toussaint Louverture, et pendant deux ans (la période du bail) il travailla sous les ordres directs de Louverture. Voici qui explique sûrement leurs rapports, faits de respect mais aussi d’antagonisme, lors de la période révolutionnaire.

Le rôle joué par Louverture lors de la révolte de 1791 reste toujours un grand mystère. Resta-t-il prudemment dans l’ombre de ce soulèvement en attendant de voir ce qui allait advenir ? En fut-il l’instigateur principal ? Ou fut-il en fait un agent des royalistes cherchant à mettre la pression sur les milieux républicains ? Nous ne savons encore rien de définitif, car les sources sont contradictoires.

Un livre récent de Jeremy Popkin, en revanche, a apporté bien des détails sur l’abolition officielle de l’esclavage en 1793 et 1794—décision prise un peu à la sauvette par des officiels français dépassés par les événements, mais dans laquelle Toussaint Louverture ne joua aucun rôle puisqu’il servait à l’époque dans l’armée espagnole à Santo Domingo (République dominicaine).

C’est en 1794 que Louverture changea de camp et se rallia à la France républicaine et abolitionniste. Nous connaissons maintenant tous les détails de cette « volte-face » grâce à un article détaillé de David Geggus, qui hésite entre deux explications : peut-être Louverture avait-il choisi de se rallier à une France désormais symbole de la liberté générale ? Ou peut-être voulait-il simplement quitter une armée espagnole dans laquelle sa carrière était en train de s’enliser ? C’est là l’essence même du débat qui divise les spécialistes : Louverture fut-il un idéaliste voué à la cause de la liberté ou un réaliste cherchant avant tout à faire avancer ses propres intérêts ?

Dans les années qui suivirent, l’ascension de Louverture fut irrésistible. En 1793, il était encore un inconnu ; en 1798, il était devenu le général le plus influent de l’île ; en 1801, il en était le gouverneur général à vie. J’ai eu l’occasion de consulter beaucoup de documents dans les archives britanniques et états-uniennes qui viennent compléter des recherches menées par Gabriel Debien et Pierre Pluchon dans les années 1970 sur la politique étrangère de Louverture une fois arrivé au pouvoir. Elles ont mis à jour un Louverture digne d’un Talleyrand : doué, fin, mais aux choix parfois controversés.

Deux décisions en particulier ne manquent pas d’étonner. En 1799, Louverture alla jusqu’à faire échouer une révolte d’esclaves à la Jamaïque afin de s’attirer les bonnes grâces de ses alliés britanniques lors de la guerre civile contre André Rigaud. Cette même année, il demanda aux négriers de la Jamaïque d’envoyer des cargaisons d’ébène en Haïti afin de repeupler les plantations de la colonie : esclaves qu’il aurait ensuite libérés, mais contrat qui reste néanmoins faustien. Louverture était-il donc un homme trop proche des planteurs et toujours prêt à abandonner les siens, comme l’accusaient certains de ses ennemis (dont Rigaud) ? Ou, comme il l’avançait lui-même, voulait-il assurer avant tout la prospérité d’Haïti, condition sine qua non pour prouver au monde que l’abolition de l’esclavage était une politique crédible ? La question reste ouverte.

Louverture au pouvoir est un personnage ambigu. Il défendait le principe de la liberté générale avec passion dans ses écrits et ses discours. Mais, il était aussi un planteur qui acquit de nombreuses propriétés pendant cette époque, et un chef d’Etat qui voulait que l’économie sucrière haïtienne renaisse de ses cendres. Aussi força-t-il les anciens esclaves à travailler dans les champs, parfois avec une grande rigueur, à tel point que les classes laborieuses haïtiennes ne l’aimaient guère de son vivant tant elles le trouvaient strict.

La relation entre le « premier des noirs » et le « premier des blancs » ne manque pas non plus de fasciner. On a souvent accusé Napoléon Bonaparte d’être un personnage réactionnaire, voire même raciste, qui rêvait de rétablir l’esclavage en Haïti sur les conseils de sa femme Joséphine, créole de la Martinique. J’ai découvert que Napoléon hésita en fait très longtemps à s’allier avec Louverture, personnage dont il craignait l’ambition, mais dont il respectait aussi la valeur.

Ce n’est qu’en 1801, deux ans après le 18 brumaire, que Napoléon envoya l’expédition Leclerc en Haïti afin de renverser Louverture : épopée fantastique et tragique qui s’acheva par l’indépendance d’Haïti et dont nous connaissons aujourd’hui tous les détails.

Accusant Louverture de vouloir l’indépendance (ce dont il se défendit toujours), le général Leclerc le fit arrêter en juin 1802—sur les conseils, peu de gens le savent, de Jean-Jacques Dessalines, qui voyait peut-être ainsi un moyen de « tuer le père » et de s’affranchir de la tutelle d’un homme qui l’avait dominé depuis la période de l’esclavage. Ce fut donc Dessalines qui, après avoir pris les rênes de l’armée rebelle, déclara l’indépendance pleine et entière de Saint-Domingue (Haïti).

La captivité de Louverture au fort de Joux, d’août 1802 à avril 1803, est bien connue depuis les travaux de Morpeau et de Nemours dans les années 1920 : période tragique pendant laquelle on ne peut que s’apitoyer sur le sort du gouverneur déchu, grelottant dans sa cellule et s’inquiétant du sort de sa famille.

Depuis quelques années, des recherches importantes ont été faites sur le mémoire écrit par Louverture depuis son cachot : mémoire long, passionné et écrit entièrement de sa main, ce qui est très rare, car Louverture utilisait habituellement un secrétaire. Ce document, conservé aux Archives nationales à Paris, a maintenant été publié dans sa version originale. On peut ainsi presque entendre parler Louverture, ceci dans un français mâtiné de Kreyòl. Sa voix y est empreinte de violence et de mélancolie, car il avait tenté toute sa vie d’être accepté dans le milieu des grands blancs, au prix parfois de compromissions. Mais Napoléon le laissa moisir dans sa cellule, privé de ce qui lui était le plus cher : sa famille et sa liberté. Né esclave, Louverture mourut entre quatre murs.

Un dernier point en suspens : le corps de Louverture est toujours au fort de Joux, sans qu’on sache exactement où, car le cimetière fut détruit quand le fort fut rénové à la fin du XIXe siècle. Il serait bon qu’un jour on puisse localiser sa dépouille et la ramener enfin au pays natal afin de mettre un terme à un exil de 210 ans.

Pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de suivre les développements de la recherche historique lors de ces dernières années, certaines révélations sur la vie privée et publique de Toussaint Louverture peuvent choquer. Planteur, maître d’esclaves, politicien opportuniste : ce sont des termes qu’on n’a pas l’habitude d’associer à l’ancêtre de la nation haïtienne.

A ces critiques, je peux apporter deux réponses. La première est que je suis historien et que je dois laisser parler les sources, aussi gênantes soient-elles. Libre aux politiciens et aux romanciers de faire de Toussaint Louverture un être d’exception ; mais ce n’est pas mon métier. La deuxième est que Toussaint Louverture sort pour moi grandi de cette analyse au microscope. Il était un individu héroïque, certes admirable, mais un peu plat, car unidimensionnel : un prince de conte de fées en quelque sorte. C’est maintenant un personnage pétri de contradictions, qui cherchait à s’extraire avec peine du milieu colonial dans lequel il avait grandi et à se défaire d’une idéologie colonialiste contre laquelle il s’était révolté mais qui l’avait malgré tout façonné. En un mot : un homme.

Joseph Saint-Rémy, Vie de Toussaint Louverture (Paris : Moquet, 1850), viii. H. Pauléus Sannon, Histoire de Toussaint Louverture vol. 1 (Port-au-Prince : Héraux, 1920), 2. Sur les origines et la jeunesse de Louverture, voir Philippe Girard et Jean-Louis Donnadieu, "Toussaint Before Louverture : New Archival Findings on the Early Life of Toussaint Louverture," William and Mary Quarterly 70:1 (January 2013), 41-78. Les principales collections sont aux Archives départementales de la Gironde à Bordeaux (73J1), aux Archives départementales de la Loire-Atlantique à Nantes (E691) et aux Archives nationales à Paris (18AP3). Gabriel Debien, Jean Fouchard et Marie-Antoinette Menier, "Toussaint Louverture avant 1789. Légendes et réalités," Conjonction no 134 (1977), 65-80 Philippe Girard, "Jean-Jacques Dessalines and the Atlantic System : A Reappraisal," William and Mary Quarterly 69:3 (July 2012), 549-582. Jeremy Popkin, You Are All Free : The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery (New York : Cambridge University Press, 2010). David Geggus, "From his Most Catholic Majesty to the Godless Republic : The Volte-Face of Toussaint Louverture and the Ending of Slavery in Saint-Domingue," Revue française d’histoire d’Outremer 65 (1978), 481-499. Gabriel Debien and Pierre Pluchon, "Un plan d’invasion de la Jamaïque en 1799 et la politique anglo-américaine de Toussaint-Louverture," Revue de la Societé haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie 36:119 (July 1978), 3-72. Philippe Girard, "Black Talleyrand : Toussaint Louverture’s Secret Diplomacy with England and the United States," William and Mary Quarterly 66:1 (Jan. 2009), 87-124. Robert K. Lacerte, "The evolution of land and labor in the Haitian revolution, 1791-1820," Americas 34:4 (April 1978), 449-459. Philippe Girard, "Napoléon Bonaparte and the Emancipation Issue in Saint-Domingue, 1799-1803," French Historical Studies 32:4 (Fall 2009), 587-618. Traduction française : "Napoléon voulait-il rétablir l’esclavage en Haïti ?," Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe 159 (May-Aug. 2011), 3-28. Philippe Girard, The Slaves Who Defeated Napoléon : Toussaint Louverture and the Haitian War of Independence (Tuscaloosa : University of Alabama Press, November 2011). Traduction française : Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon : Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne (Rennes : Les Perséides, 2013). "Jean-Jacques Dessalines et l’arrestation de Toussaint Louverture," Journal of Haitian Studies 17:1 (Spring 2011), 123-138. M. Morpeau, Documents inédits pour l’histoire : Correspondance concernant l’emprisonnement et la mort de Toussaint Louverture (Port-au-Prince : Sacré Coeur, 1920) ; Auguste Nemours, Histoire de la captivité et de la mort de Toussaint-Louverture (Paris : Berger-Levrault, 1929). Jacques de Cauna, ed., Mémoires du Général Toussaint-Louverture commentés par Saint-Rémy (Guitalens-L’Albarède : La Girandole, 2009) ; Daniel Desormeaux, ed., Mémoires du général Toussaint Louverture (Paris : Classiques Garnier, 2011) ; Philippe Girard, "Quelle langue parlait Toussaint Louverture ? Le mémoire du Fort de Joux et les origines du kreyòl haïtien," Annales 68:1 (Jan. 2013), 109-132 ; Philippe Girard, Toussaint Louverture’s Memoir (New York : Oxford University Press ; 2014).

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