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Laferrière s’arme de Legba pour entrer à l’Académie française

mercredi 27 mai 2015

Dany Laferrière a reçu mardi à Paris son épée d’académicien des mains de l’écrivain Jean D’Ormesson. L’œuvre d’art forgée par le sculpteur Patrick Vilaire fait un clin d’œil au métier de l’écrivain avec une bulle d’encre au bout de la lame. L’épée de Laferrière reprend des éléments d’un vèvè sur sa garde. Pour l’auteur de « L’Art presque perdu de ne rien faire », « il fallait qu’Haïti l’arme » et « c’est à l’esprit vif de Legba, ce dieu capable d’ouvrir toutes les barrières, même celle de l’Académie française », qu’il confie son sort. Jeudi, Dany Laferrière sera intronisé sous la coupole du quai Conti en cérémonie solennelle au fauteuil numéro deux occupé jadis par Montesquieu.

« Il y a une personne qui n’est pas présente ici, et c’est ma mère. Je l’imagine assise près du massif de lauriers roses, le regard tourné vers les montages chauves qui entourent Port-au-Prince. A quoi pense-t-elle, je ne saurais le dire ? », c’est par ces mots que Dany Laferrière a débuté son discours lors de la cérémonie de l’épée, mardi, dans un salon lambrissé de l’hôtel de ville de Paris, devant une brochette de dignitaires et d’invités accourus de Port-au-Prince, du Québec et de France. Dany Laferrière, moment rare, a lu son texte sans faire d’improvisation. Il a revisité sa vie et les moments qui ont vraiment compté pour lui entre Port-au-Prince, Montréal et Miami dans la construction de ce qu’il est devenu. Il a aussi cité des noms de lieux, d’institutions ou de personnes qui, comme autant de petits morceaux de pains, ont tracé sa route et l’aident à revenir sur ses pas… Cela commence par son enfance pour se poursuivre en passant par Petit-Goâve, la galerie de la maison familiale, son père en exil, un article dans Le Nouvelliste, la nuit d’avant son exil, son premier livre publié au Québec, ses éditeurs et une lettre datée du 12 janvier 2010 signée de Jean D’Ormesson. L’homme de soixante-deux ans, qui s’apprête à être intronisé au fauteuil numéro 2 de l’Académie française jeudi, a fait une étonnante révélation sur le moteur qui fait tourner sa roue : « Je ne laisse derrière moi, à l’abandon, aucun souvenir, aucune sensation. Ce qui fait que je conjugue mes émotions toujours au présent de l’indicatif. Un présent de l’indicatif si brûlant que j’ai fini par croire que ma vie ne fut jusqu’à présent qu’une longue enfance. Je veux garder l’appétit et l’émerveillement de l’enfant qui porte tout à sa bouche : une fleur, une fourmi, un couteau… » Devant un parterre de plus de 400 personnalités où on pouvait remarquer sa femme, ses enfants et des membres de la famille de Dany Laferrière, avec franchise, l’écrivain a parlé de son père, militant politique, éphémère maire de Port-au-Prince, mort en exil. Il a parlé des femmes de sa vie, de ses tantes, de sa sœur, de sa mère, surtout de sa mère qui n’a jamais vécu en exil sinon ceux de son mari et de son fils. Dany, dans son discours, s’est demande si l’exilé n’est pas beaucoup plus celui qui reste que celui qui part, car sa mère a vécu le drame de l’exil sans l’avoir connu. Celui qui se présente comme un homme en trois morceaux a dit haut et fort : « Je suis né en Haïti, mais je suis devenu écrivain au Québec » et expliqué comment, au Canada, le froid l’a marqué, lui qui un jour à Miami rêvait d’une température d’au moins -30 degrés pour « rétablir l’équilibre intime de mon corps », a-t-il dit. Et c’est à Montréal, « ville qui possède une longue expérience de la protection de la peau » que le frais élu académicien est allé chercher le tailleur Jean-Claude Poitras sous la direction de qui les autres corps de métiers lui ont façonné son habit vert d’académicien qu’il étrennera jeudi. A la fin de sa prise de parole, Laferrière a reçu un standing ovation après avoir envoyé en l’air les 21 pages de son texte comme une pluie de confetti. Laferrière a été le dernier à prendre la parole mardi. La cérémonie avait été ouverte peu après six heures p.m., heure de Paris, par un adjoint du maire de Paris, Patrick Viard, puis Mme Beatrice Mondi Della Corte, président du comité de l’épée de Dany Laferrière, a introduit l’écrivain et académicien Jean D’Ormesson. Devant un paquet d’académiciens, de la ministre de la Culture du Québec, Helene David, de l’ambassadeur d’Haïti en France, Vanessa Matignon, du consul d’Haïti à Montréal, de l’ancien Premier ministre du Québec Bernard Landry, de l’ancien premier ministre d’Haïti Michèle Duvivier Pierre Louis, du grand peintre Hervé Télémaque, d’amis écrivains de l’auteur et de journalistes, Jean D’Ormesson, avec un air inimitable de la conversation bien maîtrisée, a fait pendant une vingtaine de minutes un éloge de Dany et de sa relation avec celui qu’il tutoie, lui, il le confesse lui-même, qui ne tutoie pas grand monde. L’académicien Jean D’Ormesson commença sa prise de parole avec une anecdote sur Roger Stéphane, ce jeune homme qui s’était un jour, avec un peu de forfanterie, présenté au général de Gaulle en lui disant : Mon général, « je m’appelle Roger Stéphane et je suis juif, homosexuel, communiste et gaulliste ». Le général l’avait regardé et répondu : « Stéphane vous ne trouvez pas que vous exagérez un peu ? » L’académicien a parodié le jeune homme pour dire à Dany : « Mon cher Dany, tu es Noir, tu es Québécois, tu es réalisateur de film, tu es Haïtien, tu es même écrivain, tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? » D’Ormesson, maniant l’humour et les réminiscences, prolongea son discours de fort belle manière en rappelant la nécessité de la diversité à l’Académie et le peu de rencontres qu’il avait eues avec Dany avant de se mettre à le tutoyer. Il nota qu’il a été plus difficile « de faire entrer une femme à L’Académie française qu’un Haïtien ». Jean D’Ormesson, avec faconde, a vanté les qualités du « Québécois de Haïti, une espèce de rêve de francophonie et de diversité ». « J’aime que soient représentés à l’Académie tous les spectres littéraires », a-t-il ajouté en s’adressant à Dany Laferrière. « Je te tutoie et pourtant je tutoie très peu de monde. Nous nous sommes vus seulement deux ou trois fois. Comment cela s’est-il passé ? J’ai eu pour toi une espèce de coup de foudre amical. On s’est envoyé des lettres. Les miennes étaient stupides. Les tiennes étaient irrésistibles. » D’Ormesson après son speech a remis à Dany son épée. Seul Dany peut expliquer la genèse de son épée. Et il l’a fait ce mardi lors de la cérémonie. Deux mois après avoir fait le choix de Patrick Vilaire pour réaliser l’épée, Vilaire vint un jour le voir pour lui faire part d’un problème, raconte l’académicien. « On n’a pas de forge en Haïti capable d’effectuer un tel travail. » De plus, je veux incruster des pierres précieuses dans le pommeau de l’épée, mais les moyens techniques pour le faire manquent en Haïti. « Mais je ne veux pas de pierre précieuses, lui-dit Dany. « Tout ce que je désire c’est une belle épée faite en Haïti et pour cela on utilisera les moyens du bord », ajoute l’homme de Petit-Goâve. A ces mots, Vilaire lui répondit qu’« à part le talent, nous n’avons pas grand-chose en Haïti ». Et Dany eu ces mots définitif : « Alors on fera avec le talent. » Et Vilaire de conclure : « Dans ce cas, ton épée est prête. » Plus loin, Dany a décrit l’épée, telle que conçue par Vilaire : « Ce n’est pas une arme, mais une plume. » En effet, l’épée de Dany se termine comme une de ces plumes de son enfance. Vilaire a pris la peine de placer à la pointe de l’épée une minuscule bulle d’encre. « L’image est si simple et évidente que les larmes me sont montées aux yeux », a raconté à l’assistance Monsieur Laferrière. A la demande de Laferrière, l’épée comporte aussi un clin d’œil à Legba, « ce dieu capable d’ouvrir toutes les barrières, mêmes celle de l’Académie française », dira Laferrière dans son discours de réception de l’épée. « Mon épée ne sera pas habitée par la fureur d’Ogou, ni la passion d’Erzulie ou le sens trop pratique de Zaka, le dieu paysans, mais par l’esprit vif de Legba ».
Frantz Duval duval@lenouvelliste.com


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