MosaikHub Magazine

Culture : l’art de la surenchère

mardi 12 mai 2015

La flambée des prix du marché de l’art confirme au moins une chose : la valeur financière d’une œuvre n’a plus rien à voir avec sa valeur culturelle.

Par Victoria Gairin

Mars 1987. Chez Christie’s, à Londres, Les Tournesols de Van Gogh viennent d’être vendus aux enchères à un magnat japonais de l’assurance, Yasuo Goto, pour l’équivalent de 40,8 millions d’euros. Émotion dans le monde de l’art : il s’agit du prix le plus élevé jamais atteint pour une peinture. La prestigieuse maison de ventes précise même que seules dix à quinze personnes dans le monde et une institution comme le Getty Museum de Los Angeles peuvent se permettre un tel achat. Quatre ans plus tard, Jean Ferrat chante Les Tournesols et s’insurge contre la somme mirobolante déboursée pour cette toile, si loin de la misère dans laquelle avait vécu le peintre.

Presque trente ans ont passé depuis la vente historique de Londres et les états d’âmes du poète. Et les prix se sont envolés. Lundi, chez Christie’s à New York, Les Femmes d’Alger (version O) de Pablo Picasso, estimé à 140 millions de dollars, a été vendu 179, 36 millions. Disputée par cinq acheteurs potentiels, l’oeuvre - vendue 32 millions d’euros en 1997 - a sans difficulté battu le record détenu par le triptyque de Francis Bacon, Trois études de Lucian Freud, adjugé 142,4 millions de dollars chez Christie’s à New York en 2013. Pour donner une petite idée, la vente de lundi soir a réalisé en 48 minutes ce que font les 550 maisons de vente aux enchères en France en dix-huit mois.

"Une affaire de gros sous"

Des recettes qui donnent le vertige et confirment la tendance de ces dernières décennies. "L’art est devenu une affaire de gros sous, confie Georgina Adam, journaliste au Financial Times et auteur de l’excellent Big Bucks, The explosion of the Art Market in the 21st Century (Editions Lund Humphries). S’il y a un enseignement à tirer de ces ventes exceptionnelles, c’est que la valeur financière d’une œuvre n’a vraisemblablement plus rien à voir avec sa valeur culturelle." Et de citer quelques exemples probants. Tuilerie à Mont-roig, rarissime tableau de Miró, réalisé en 1918 dans la veine à la fois réaliste et faussement naïve de La Ferme, et ayant appartenu à Ernest Hemingway, a été vendu 8,6 millions de dollars. Par comparaison, le triple portrait d’Elvis Presley sérigraphié par Andy Warhol en 1963 a culminé autour de 82 millions de dollars, soit presque dix fois plus que le Miró, qui figure pourtant au panthéon des grands peintres du siècle dernier."Il vaut peut-être mieux craquer pour un Miró que pour un Warhol, analyse Harry Bellet dans Le Monde. Cependant, il est à craindre que vos invités repèrent tout de suite le second trônant dans le salon ; le premier, c’est moins sûr. Et ce petit détail n’est hélas pas pour rien dans les considérations des acheteurs d’aujourd’hui..."

L’accroissement des inégalités et l’apparition de nouveaux riches dans les pays émergents ont rebattu les cartes du marché de l’art. Dans le dernier quart du XXe siècle, les maisons d’enchères ont investi la sphère du luxe et les prix ont commencé à flamber. 2014 aura ainsi été l’année la plus fastueuse selon Artprice.com, avec 15,2 milliards de dollars de ventes aux enchères de "fine art", soit 26 % de plus que l’année précédente. Un emballement qui s’explique en partie par le nombre de musées qui ouvrent partout dans le monde. Entre 2000 et 2015, on comptait plus de créations de musées que durant les deux derniers siècles. Actuellement, un nouvel établissement ouvre en Asie chaque semaine. Or, "chaque institution a besoin d’un minimum de 3 000 oeuvres de qualité pour être crédible", constatait dans son dernier rapport, Thierry Ehrmann, le patron d’Artprice. Le Qatar a ainsi débloqué 1,7 milliard de dollars pour enrichir ses futures expositions. La chasse aux trophées peut commencer.


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