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Les journalistes pleurent aussi

mercredi 11 mars 2015

Tokyo, 17 avril 2012 - Quand le tremblement de terre a frappé, j’ai d’abord pensé que ce n’était pas si grave que ça. Au Japon, les séismes et les alertes au tsunami sont quelque chose d’habituel. J’ai commencé à réaliser mon erreur quand j’ai vu les premières images aériennes à la télévision, quand les flashes de l’agence de presse Jiji ont rapporté que des gens avaient été emportés par les flots dans des endroits que je ne connaissais que trop bien. Le désastre a frappé le cœur de l’endroit où je suis née, le district de Watanoha, à Ishinomaki.

Ce jour-là, à l’AFP, j’ai continué à écrire, à envoyer des informations sur les dégâts, sur le bilan des victimes. Pendant que je faisais mon travail, je sentais les frissons déferler le long de ma colonne vertébrale. J’avais l’impression d’avoir été jetée dans un torrent. Pour garder la tête hors de l’eau, j’étais obligée de nager. Et nager, ça, je savais faire : dans les rapides de l’actualité brûlante, je continuais à dicter des informations urgentes à mes collègues, à rédiger des phrases à toute vitesse. Au fond de moi, j’étais terrifiée. Mais la seule chose dont j’étais capable, c’était de rester au bureau. D’habitude, je quitte mon travail de bonne heure pour aller m’occuper de mes deux enfants. Ce jour-là, je n’ai plus pensé à eux jusqu’au moment où, le soir, leur école m’a appelée au bureau… Penser à ma mère et à ma sœur m’avait complètement absorbée. « Je savais que tu ne viendrais pas me chercher », m’a dit plus tard mon fils de dix ans. Ce soir-là, les enfants sont restés chez des amis et je les ai retrouvés le lendemain.

"Ecrire était la seule chose dont je me sentais capable"

J’ai composé un million de fois le numéro d’urgence de la compagnie téléphonique NTT qui permettait aux gens de laisser des messages à leurs familles. Mais à chaque fois que j’appelais, la seule chose que j’entendais, c’était le message que j’avais moi-même laissé pour supplier ma famille de donner signe de vie. J’ai passé des nuits d’enfer à essayer de trouver des informations sur internet sur le district de Watanoha. Sur Twitter, des gens laissaient entendre que le secteur n’avait pas été trop touché. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que les seuls gens qui tweetaient, c’étaient forcément ceux qui étaient indemnes.

Quelques jours après le séisme – je ne me souviens plus de la date exacte – un collègue m’a enfin apporté la nouvelle que j’attendais. Quand je suis arrivée au bureau, tôt le matin, ce collègue, qui avait passé la nuit de permanence au travail, m’a annoncé que ma mère était en vie. Il venait de l’apprendre. Un parent avait réussi à appeler le bureau (l’AFP dispose d’une ligne de téléphone prioritaire) et avait pu lui parler quelques instants. J’ai fondu en larmes de soulagement. « Attends ! Attends ! s’est empressé d’ajouter mon collègue. Plus personne n’a de nouvelles de ta sœur ».

Ces paroles m’ont pétrifiée. Jusque-là, je m’étais surtout inquiétée pour ma mère. J’espérais que ma sœur avait réussi à l’aider à s’enfuir… Je suis allée m’enfermer dans les toilettes pour pleurer (les cuvettes des toilettes sont devenues mes meilleures amies au cours de ces journées…) Mais j’ai continué à travailler. Pas par sens du devoir, mais parce qu’écrire était la seule chose que je me sentais capable de faire. Et puis, d’un point de vue pratique, il n’y avait pas assez d’essence disponible pour rouler jusqu’à Ishinomaki, et je n’avais aucune possibilité de faire garder mes enfants à Tokyo.

Mon mari et moi n’avons réussi à accéder à Ishinomaki qu’environ une semaine après le tsunami. La nuit était tombée lorsque nous sommes arrivés. Les phares de notre voiture étaient l’unique source de lumière alors que nous roulions dans ce qui avait été une ville. C’était un monde en noir et blanc, étrangement calme, surréaliste. Les restaurants dans lesquels ma famille avait l’habitude d’aller manger avaient disparu. Les magasins dans lesquels nous faisions les courses avaient disparu. Il n’y avait que des montagnes de débris boueux qui obstruaient les rues.

"J’ai maudit tout ce qui se trouvait à ma portée"

Ma mère est apparue de derrière la porte défoncée de sa maison à moitié détruite. Pour la première fois depuis la catastrophe, j’ai entendu le son de sa voix. Elle avait l’air beaucoup plus vieille que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois, lors des fêtes du Nouvel an. Elle et ses voisins avaient survécu en consommant des boissons puisées dans des distributeurs automatiques emportés par les eaux. Le ciel, cette nuit-là, brillait d’une multitude d’étoiles. Ces étoiles, je les ai haïes. J’ai maudit Dieu. J’ai maudit les sismologues. J’ai maudit tout ce qui se trouvait à ma portée. J’étais furieuse contre les événements mais je ne trouvais rien sur quoi déverser ma colère. Je pense que ma mère partageait ce sentiment. Pourquoi fallait-il que tant de gens soient morts ?

Pendant tout le temps où nous avons cherché ma sœur, je suis souvent venue, la nuit, à côté du futon de ma mère. Je voulais être près d’elle, parce que j’avais peur qu’elle se suicide avant le lever du jour. Alors, étrangement, elle me racontait les commérages du quartier : que tel voisin avait eu une aventure avec telle voisine, ce genre de chose. Je pense qu’elle avait besoin de ces ragots anodins pour endiguer le désespoir qui la submergeait.

Encore maintenant, c’est comme si des vidéos défilaient dans ma tête. Je revois les séances d’identification, les policiers qui dégrafent les fermetures éclair des sacs mortuaires, qui soulèvent les couvercles des cercueils. J’éprouve les mêmes émotions contradictoires : soulagement quand je constate que le mort n’était pas ma sœur, accablement d’avoir à nouveau échoué à la retrouver.

L’odeur de la mer, devenue insupportable

Je suis encore épouvantée à chaque fois que j’entends le vrombissement d’un hélicoptère, à chaque fois que je renifle une odeur de boue et d’eau de mer. Cela me ramène à ces journées. Je pense souvent aux gens là-bas. Il y avait un homme qui, quand la vague a déferlé dans sa maison, a essayé de mettre sa mère à l’abri en la tirant par la main dans les escaliers. Mais il a glissé et sa mère a été emportée. Qu’a pensé cet homme, cette nuit-là, coincé tout seul à l’étage de sa maison inondée ? Comment se porte mon cousin, celui qui a perdu son fils unique et ses parents ? Qu’est-il advenu de la famille que j’ai vue arriver au crématorium avec trois cercueils ?

Au début, je n’ai pas eu envie de parler de mon expérience. Mais j’ai changé d’avis quand j’ai vu certains journalistes se comporter comme s’ils étaient à la fête, faire des plaisanteries douteuses et s’exclamer : « c’est fantastique ! » devant des scènes tragiques. J’ai détesté leurs reportages superficiels. Comme je n’ai vu aucun reportage parler vraiment de ce qui se passait à l’intérieur des morgues, j’ai décidé d’en faire un, de raconter les souffrances de tous ceux qui traversaient ces épreuves. Ma mère m’a encouragée à l’écrire. Je l’ai fait en serrant les dents. Je n’ai pas cité le nom ma sœur car je n’avais pas son consentement… Ma sœur avait l’habitude de me fournir toutes sortes de pistes, d’idées de sujets pour mon travail. Ni elle, ni moi ne pouvions savoir que le dernier sujet qu’elle me donnerait, ce serait sa propre mort.


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