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Trente-cinq ans de caricatures et de dessins de presse en Haïti

mercredi 4 février 2015

Entre 1978 et 1979, en plein règne dictatorial de Jean-Claude Duvalier, Le Nouvelliste, timidement, ouvre ses pages à Philippe Dodard pour de rares caricatures. En décembre 1980, l’année de l’exil de toute la presse indépendante et des leaders des partis politiques naissants, c’est la une du journal que Dodard habille d’un dessin de presse qui résume l’année qui s’achève en débâcle pour la liberté d’expression.

Depuis, le rendez-vous est pris et va durer jusqu’en 1997. Bon an, mal an, Dodard illustre épisodiquement les pages du journal et le numéro de fin d’année du Nouvelliste. Entre-temps, 1986 est passée par là, la dictature est partie. D’autres caricaturistes sortent de l’ombre pour une belle aventure qui met crayons et idées au service de la liberté d’expression. Si toute la presse en bénéficie, Le Nouvelliste se fait le porte-drapeau du dessin de presse en Haïti depuis 35 ans.

Toutes les définitions en conviennent, une caricature est un dessin, une illustration, qui fait la part belle à la déformation ou à l’exagération de certains aspects significatifs d’un personnage, d’une situation. Une bonne caricature accentue certains traits déplaisants, tristes ou cocasses. Une caricature peut être une représentation grossière ou infidèle d’une réalité. L’artiste est libre de son trait, de sa vision du monde ou de la situation qu’il souhaite représenter.
Souvent utilisées dans la presse, les caricatures permettent à une publication de dire ce qui ne peut être écrit, de souligner une réalité que rien ne peut prouver. Une photo vaut mille mots, une caricature dix mille.
La caricature a la vie dure. Ses tenants savent déposer leurs plumes aussi bien que reprendre leurs crayons. Si la publication s’arrête, les feuilles blanches sont toujours noircies, bon temps, mauvais temps.
Il y a très peu de professionnels qui vivent de leurs dessins à travers le pays. Toutefois, on compte beaucoup d’amateurs qui s’y adonnent à cœur joie et un noyau de caricaturistes reconnus a émergé depuis 25 ans. L’arrivée de très jeunes dessinateurs a revivifié le secteur ces dix dernières années.

On ne riait pas de Papa Doc

En Haïti, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’utilisation de ce moyen d’expression a été stoppée par la dictature de François Duvalier. Pendant la période sanglante de Papa Doc, la presse en Haïti n’avait aucune liberté pour mêler dérision et actualité.
L’introduction de l’ironie et du dessin dans le traitement de l’information va reprendre pied avant la fin du régime de Jean-Claude Duvalier. Ce retour coïncide avec une certaine détente au niveau politique. Cette aventure dure, depuis lors, sans interruption.
L’utilisation des caricatures et des dessins de presse a repris en Haïti à la fin des années 70 avec l’apparition dans Le Nouvelliste des oeuvres de Philippe Dodard. Plus connu à l’époque comme artiste peintre et graphiste, Dodard va occuper seul le devant de la scène pendant près de 20 ans avec un talent certain. Il aura la charge d’illustrer le numéro de fin d’année du Nouvelliste. Après de petites incursions dans les colonnes du journal, il y présente, sur une page, un résumé caustique de 365 jours d’actualité.
Tout commence dans Le Nouvelliste avec la couverture annuelle d’un numéro, celui de Noël, puis le dernier du 31 décembre, avec en première page une grande fresque qui résume toute l’actualité de l’année. Pendant le reste des 364 jours, le journal utilise peu les caricatures sous Jean-Claude Duvalier.
« Il fallait oser le faire, mais pas en abuser », ironise aujourd’hui Max Chauvet, directeur du journal Le Nouvelliste. Chauvet se rappelle l’angoisse de toute l’équipe du journal lors de la publication des premiers dessins de Philippe Dodard dans « le plus ancien quotidien d’Haïti ».
Pour Dodard, le pionnier, « la caricature est une manière subtile de dévoiler la face cachée des politiciens. Un miroir critique de notre société ». Pour les 100 ans du Nouvelliste, un luxueux coffret a ressemblé les 20 ans de collaboration de Dodard avec le quotidien.

1980, le tournant

La première une de 1980 est minimaliste. Des titres et quelques dessins. Pourtant, mieux que toute la presse haïtienne a pu le faire, le résumé de Dodard de cette année-là restitue le départ pour l’exil des journalistes, hommes politiques, intellectuels et syndicalistes après la rafle du 28 novembre 1980. Le débat d’idées est décapité ce jour-là. Le crayon de Dodard le rappelle en grand dans le premier essai de l’année en caricature. Le dessin est sobre, plus un montage. Aucune ironie. Aucun grossissement des traits. Mais cela suffit.
Il faudra attendre 1983 pour que le président à vie de la République et sa femme se fassent croquer par l’artiste Dodard dans le numéro de décembre de cette année-là. La prudence est mère de sûreté, en caricature aussi. Le public curieux et les autorités ombrageuses commencent à se faire à ce mode d’expression qui se permet des libertés qui font sourire et réfléchir.
Il faut attendre la fin de la dictature, avec la démission de Jean-Claude Duvalier en février 1986, pour que partout les caricatures fleurissent. Le Matin, l’autre quotidien national, y va aussi avec de nouvelles plumes. Toutes les publications qui naissent après 1986 s’y mettent et les dessins deviennent plus cinglants. Le Nouvelliste organise même un concours hebdomadaire qui permet à tous les caricaturistes amateurs de commenter l’actualité. Dans une double page, chaque semaine, les meilleurs dessins de presse sont publiés. Des talents émergent : Rono, Charlot Lucien, Raphael Paquin, par exemple.

Les petits nouveaux prennent les crayons

Des livres sortent et utilisent les caricatures comme support ou comme sujet principal : les trois tomes de « Les grosses têtes de l’actualité » de Charlot Lucien, « Treize ans dans le siècle du Nouvelliste » de Frantz Duval et de Charlot Lucien, « Au propre comme au figuré » de Robert Stanley Figaro, « Déblatérations du corail turbulent » et les cinq tomes de « Politicatures » de Raphael Paquin en sont des exemples. L’éphémère revue satirique « La banane pesée » et la revue universitaire « Inaghei-Actuel » (1987-1993) laissent une place importante au dessin de presse.
Les agences de publicité aussi se mettent de la partie et les caricatures font leur entrée dans les journaux dans des messages publicitaires. Publigestion, une agence de publicité, surfe sur la vague avec Rono et présente des sketches dans les journaux pour illustrer la campagne d’une institution financière. C’est accrocheur, le succès suit.
Depuis 1986, les caricatures sont omniprésentes dans l’actualité.
De nos jours, Le Nouvelliste (quotidien) avec Teddy puis Bousiko, Ticket Magazine (hebdomadaire, puis bihebdomadaire, puis quotidien) avec Teddy et sa bande dessinée Alain Possible ; Le Matin, avec Bousiko, de 2009 jusqu’à l’arrêt de sa publication, utilisent régulièrement les dessins de presse.
Sur les murs de Port-au-Prince, les graffitis des taggeurs Jerry (le plus connu) et Epizod irradient de créativité. Sur les sites Internet, il y a aussi des acteurs très présents. Titosh est la signature la plus connue. Ralph Pénel avec les frères Lobo fait avancer l’histoire de la bande dessinée en Haïti. Bousiko, qui a collaboré avec Le Matin, puis Le Nouvelliste, a mis à profit l’exposition permise par les réseaux sociaux, pour se mettre en valeur. Sur Facebook ou Instagram, ses caricatures ont un grand succès comptabilisable grâce aux interactions immédiates avec son public et les « like ».

L’immense succès d’Alain Possible

Ticket Magazine, depuis 10 ans, a fait une place assurée aux bandes dessinées et aux dessins de presse dans ses pages. D’abord avec Mackenzy Guerrier de l’atelier Mascoth, puis avec Teddy Kesser Mombrun, le père du personnage Alain Possible. Réunie en ouvrage, la bande dessinée hebdomadaire « Alain Possible » est depuis huit ans et autant d’albums un phénomène d’édition. Alain Possible et ses aventures s’est installé dans le top cinq des ouvrages les plus vendus en Haïti. Livres en folie, la principale foire du livre en Haïti, a pu rajeunir son public, en grande partie grâce à l’attrait des jeunes qui fréquentent ses allées à la recherche des titres d’Alain Possible, écolier turbulent et farceur.
Auteur aussi de caricatures politiques dans Le Nouvelliste, Teddy Kesser Mombrun et Bousiko qui a suivi peu de temps après, publient des recueils. En couleur et avec un mordant sans pareil, Teddy et Bousiko mettent à nu, couche après couche, la classe politique.

De nouveaux débouchés

Le tremblement de terre a donné une nouvelle impulsion au marché avec l’arrivée d’ONG qui utilisent le dessin pour sensibiliser la population à des thématiques diverses, la santé en particulier. Si ce n’est pas la presse qui donne du travail aux caricaturistes ce sont les organisations non gouvernementales. Ils sont tour à tour bédéistes ou illustrateurs. Chevelin fait un travail remarquable de ce point de vue.
Créée par quatre caricaturistes et bédéistes, la Fondation Bande Dessinée haïtienne (FOBDHA) regroupe certains des acteurs du secteur et essaie de se trouver une place dans les regroupements d’artistes pour défendre les intérêts des as du crayon.
Si les moyens manquent encore, on peut se réjouir qu’il n’y ait pas, jusqu’à ce jour, d’attaque contre les caricaturistes. Tous les politiciens ou acteurs sociaux acceptent de bon cœur les portraits d’eux dans la presse ou la description des situations dans lesquelles ils sont impliquées. Il y a des remarques, des grincements de dents, mais pas de menaces ni d’actions contre les dessinateurs. Cependant, il n’y a pas assez de publications pour permettre de diffuser, encore moins de rentabiliser, les œuvres qui fleurissent.
Livres en folie, la plus importante manifestation littéraire en Haïti, leur donne depuis quelques éditions annuelles une place spéciale ainsi qu’aux bédéistes et illustrateurs.

Liberté et autocensure

Les caricaturistes, même s’ils osent souvent traiter des aspects que la presse évite, ne touchent pas à certains sujets comme la religion, les orientations sexuelles, les défauts physiques ou les tares morales connues de ceux qu’ils dessinent. C’est de l’autocensure assumée.
N’empêche, ils ouvrent chaque jour de nouvelles fenêtres à la liberté de pensée et de s’exprimer. Certains s’en rendent compte.
Le 9 décembre 2014, l’ambassadeur américain en Haïti, Pamela White, a remis un certificat d’appréciation à Teddy Kesser Mombrun en reconnaissance de « sa contribution, de son dynamisme et de son engagement pour une presse libre en Haïti ».
« Tous les caricaturistes haïtiens sont à l’avant-garde de la liberté d’expression en Haïti sans le revendiquer et sans jamais en parler », indique Max Chauvet, directeur du Nouvelliste et de la foire Livres en folie.
Max Chauvet sait de quoi il parle. Il y a de cela plus de trente-cinq ans, il a ouvert les pages du quotidien Le Nouvelliste à Philippe Dodard pour sa première expérience grandeur nature de dessin de presse. C’était sous Jean-Claude Duvalier et il fallait une bonne dose de courage au dessinateur et au patron de presse pour se lancer dans cette aventure. Il en faut encore aujourd’hui pour croquer l’actualité avec le piment qu’elle mérite.

AUTEUR

Frantz Duval

duval@lenouvelliste.com


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