MosaikHub Magazine

Après la main, les « dents de Dieu »

jeudi 26 juin 2014

Albrecht Sonntag est sociologue à l’ESSCA, école de management (Angers, Paris), où il dirige le Centre d’expertise et de recherche en intégration européenne. Il coordonne actuellement le projet FREE (Football Research in an Enlarged Europe) qui regroupe dix-huit chercheurs de neuf universités européennes. Dans sa chronique, il revient sur la morsure uruguayenne.

Il est fort à parier que le geste qui restera de cette Coupe du monde sera non pas un but splendide, un sauvetage miraculeux ou un pénalty raté en demi-finale, mais la morsure de Luis Suarez dans l’épaule du défenseur italien Giorgio Chiellini. Le couronnement d’un match dans lequel le ballon était surtout le prétexte pour des fautes et des simulations. Le genre de match auquel on ne s’attendait presque plus pendant cette Coupe du monde, mais qui finit toujours à arriver quand les enjeux deviennent trop importants.

La folie de l’attaquant uruguayen, élu récemment, rappelons-le, meilleur joueur du meilleur championnat du monde pour sa saison phénoménale avec le FC Liverpool, a fait le tour de la planète dès hier soir sur les écrans de télévision et dans les réseaux sociaux.

Bien entendu, cette transgression démesurée en rappelle d’autres. Comment ne pas penser, par exemple, au légendaire coup de tête de Zinedine Zidane contre Marco Materazzi qui jeta une ombre sur la finale de 2006 et qui restera lié à jamais au souvenir qu’on gardera du meilleur joueur de sa génération. Mais cela rappelle surtout « la main de Dieu », le plus célèbre de tous les gestes antisportifs, ce but de Diego Maradona contre ses « ennemis jurés » anglais en quart de finale du Mondial 1986 au Mexique, lorsqu’il marqua de la main en simulant une tête lobée.

« L’IMPORTANCE DE LA TRICHERIE »

Bien sûr, « les dents de Dieu » de Suarez permettront d’épiloguer à l’infini sur le visage laid du football. Visage toujours sous-jacent, aussi beau soit le spectacle proposé par ailleurs. Mais qu’on le déplore ou qu’on le refoule, la transgression des règles fait partie intégrante du football (et elle n’est, contrairement à un mythe chéri par les pourfendeurs de « l’argent-roi », loin d’être l’apanage du professionnalisme).

Dans sa grande enquête ethnographique sur le football méditerranéen des années 1980, Christian Bromberger a révélé à plusieurs reprises que « l’importance de la tricherie sur le chemin de la réussite », ainsi que « le simulacre et la duperie mis en œuvre à bon escient » n’étaient rien d’autre que la face cachée de « l’exaltation du mérite », tout aussi caractéristique de ce jeu.

Le « fair-play » en toutes circonstances, c’est une invention d’aristocrates victoriens. Un luxe que peuvent se permettre des nantis, qui vivent loin d’une société impitoyable où la réussite sociale n’est accessible que pour ceux qui savent manier la ruse, la supercherie et la mauvaise foi. Les couches populaires et dominées qui se sont approprié le football au cours de la mondialisation spectaculaire dont il a fait l’objet depuis la fin du XIXème siècle, ont appliqué à ce jeu leur expérience quotidienne de la nécessité de savoir transgresser des règles. Comme le résumait l’anthropologue brésilien Roberto da Matta il y a trente ans, « l’art de la filouterie » était un « moyen fondamental d’obtenir le succès social ».

La « main de Dieu » de Maradona, cette tricherie monumentale, n’a en aucun cas nui à sa légende. Au contraire, comme le rappelait Eduardo Galeano, le grand romancier et journaliste uruguayen (!), le but fut célébré en Argentine justement parce que c’était une tricherie aussi bien exécutée et réussie. D’autant plus qu’on pouvait la « justifier » par des « torts historiques » qu’on avait subis auparavant. Gageons que Luis Suarez, surtout s’il écope d’une sanction lourde pour son geste de folie, sera défendus par les Uruguayens avec la même ferveur et la même rhétorique du petit « underdog » qui doit se défendre avec tous les moyens contre la domination profondément injuste des grands et riches.

Il y a quelques jours, Maradona accueillit Gary Lineker, l’ancien attaquant anglais des années 80, gentleman footballeur et victime de la « main de Dieu », dans son émission de télé. On plaisantait de manière fort décontractée sur l’une des transgressions les plus affolantes de l’histoire de la Coupe du monde. Ne soyons pas surpris si dans vingt ou trente ans, Luis Suarez sera la vedette de spots publicitaires dans lesquels il mord, affamé, dans des hamburgers ou nous vante le goût exquis d’un nouveau chewing-gum.


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie