MosaikHub Magazine

Contradictions entre histoire de l’art, idée de l’art et artistes

dimanche 23 novembre 2014

« Il y a quelque chose qui me chiffonne dans cette exposition. Ce qui me chiffonne, c’est le titre par rapport à l’expo : « Haïti : deux siècles de création artistique ». Or, nous avons des œuvres du début du XIXe siècle et un grand trou noir pendant un siècle et demi

Par Claude Bernard Sérant

. Qu’est-ce qui s’est passé ? Personne n’a peint en Haïti ? Pas un tableau du début du XIXe jusqu’aux années 40 ? », lance une dame de l’assistance aux panélistes trônant sur l’estrade de l’auditorium du Grand Palais. Ce jeudi 20 novembre, parmi les panélistes, des artistes haïtiens et les deux commissaires de l’exposition font face à cette interrogation majeure.

A cette interrogation, la cocommissaire de l’expo, Mireille Pérodin Jérôme, placée à côté de son homologue, Régine Cuzin, répond : « L’idée des commissaires n’a pas été de suivre un ordre chronologique. Nous avons choisi de mettre en exergue les temps forts de notre histoire de l’art. Vous avez parlé de trou noir. Entre le début du XIXe et le milieu du XXe, je vous ferai remarquer que l’ensemble des petits portraits d’Edouard Goldman date du début du XXe siècle. Et bien avant le Centre d’Art ». Elle explique que lorsque Régine Cuzin et elle se sont mises à la recherche d’œuvres datant de la première moitié du vingtième siècle, celles-ci n’entraient pas dans le cadre conceptuel de leur projet. « Nous avons cherché des Pétion Savain, des Georges Ramponneau, mais les oeuvres qui nous tombaient sous la main ne répondaient pas au concept qu’on avait élaboré », précise-t-elle.

La Française Régine Cuzin, commissaire d’exposition indépendante, a souligné, pour sa part, qu’« une exposition est avant tout subjective et ne peut pas être adaptée à tous ». L’essentiel pour elle, c’est que l’exposition, sélective, présente un contenu, s’articule autour d’un récit ponctué par des chapitres extraordinaires dans l’art haïtien. Aussi le choix de réunir autant de créations artistiques au Grand Palais visait-il à créer un dialogue entre les œuvres et de permettre au public d’avoir une nouvelle vision de ce qui est en train de se passer en Haïti dans le monde de la création. Quand la question rebondit, elle trouve cette formule : « L’exposition n’est pas exhaustive. Il y a des partis pris. »

Lorsque les artistes prennent la parole, ils donnent au public l’occasion de découvrir leur vision de l’art et leur appréciation sur le grand événement. Pour Jean-Ulrick Désert, peintre haïtien établi en Allemagne, « il n’y a pas suffisamment d’espace pour exposer nos œuvres. Ce qui aurait été bien, ce serait d’avoir tout le Grand Palais. » Un roulement d’applaudissements retentit dans la salle. Il fait remarquer que l’élément neige que Sasha Huber (artiste en tête-à-tête avec lui dans l’expo) qui vit et travaille à Helsinki présente dans son œuvre pour exprimer son sentiment sur les victimes du 12 janvier 2010 en ces termes : « Sasha montre dans son œuvre la neige, alors pour moi, Haïtien, les relations que j’ai avec elle est affreuse. » Aussi a-t-il évoqué brièvement son amère expérience à New York en 1968 avec ce décor glacé qui le fait encore trembler.

Le sculpteur de la Grand-Rue, Frantz Jacques, dit Guyodo, se dit satisfait d’exposer au Grand Palais. « Cela veut dire grand-chose pour moi. C’est extraordinaire ! Je n’ai jamais vécu ça même si Mario Benjamin n’est pas satisfait », déclare-t-il.

Le gros orteil d’un client dans l’œil de Brigitte Bardot

Même son de cloche pour Ronald Mevs avant de donner sa lecture de l’art haïtien en général et de l’exposition en particulier. « Nous sommes très souvent à l’avant-garde et à l’arrière-garde en même temps. » A un certain moment, fait-il savoir, les gens de modeste condition vivant dans les bidonvilles en Haïti étaient à l’avant-garde sans le savoir. Comme Picasso et d’autres artistes du monde occidental qui donnaient le ton au collage, les Haïtiens de modeste condition étaient dans l’esthétique de la banalité, de la fragmentation poétique de l’image, à partir de ce qu’ils trouvaient sous la main. L’intérieur des maisons était tapissé de journaux et d’images disposés dans un sens esthétique. Pour illustrer, dit-il, un chansonnier a composé une chanson qui coule ainsi : « Paris Match, New York Times, Confidence Nouvelliste » illustrent un panneau d’une maison modeste d’une prostituée du Bois-de-Chêne ». A un moment épique, dans la chanson, dans ce collage avant-gardiste, le gros orteil du client entre dans l’œil de Brigitte Bardot.

Mevs s’étend sur la mode des installations. « Pour moi, les installations, il y en a partout dans les marchés d’Haïti. » L’artiste met l’accent sur le génie de ce peuple qui, comme monsieur Dupont, fait de la prose sans le savoir, réalise des installations comme on en voit dans les centres d’art en Europe. Pour lui, cette esthétique est dans les rues d’Haïti, dans le dispositif d’assemblage du marchand pour attirer le client.

L’idée de Jalouzi

Le débat avançait avec ses hauts et ses bas, mais lorsqu’Élodie Barthélémy s’est mise à parler de sa sculpture représentant Jalouzi, bidonville à Pétion-Ville, Mario Benjamin, l’artiste pluridisciplinaire, veut à tout coup intervenir. Élodie Barthélémy tient bon : « J’ai l’esprit en escalier… les liens que j’établis avec les artistes se répercutent dans mon travail… des textes m’ont nourri et ont travaillé ma perception du monde… les romanciers et les poètes d’Haïti… l’escalier en désordre de Jalouzi, ce bidonville… ce travail… du lien est essentiel à ce que je fais sur Haïti ».

Benjamin attaque : « Mais tu n’es pas concernée par Bwa Jalouzi ! ». Barthélémy, la voix blanche, réplique : « Je suis concernée parce que j’ai moi-même l’esprit en escalier. Cette sculpture, je l’ai construite en moi-même avant toute chose. Cet escalier est en principe moi. Je suis ce que je montre. »

Le modérateur essaie de ramener Benjamin à l’ordre, mais celui-ci continue : « Moi, dans mon travail, au fil des années, j’ai renoncé à ce type de clin d’œil auquel le monde occidental encore une fois tient tellement. On n’a pas le droit d’être noyé dans un néant universel, on n’a pas ce droit. Est-ce que tu es vraiment concernée par Bwa Jalouzi ? » Aussi pour Benjamin, puisque Élodie ne vit pas en Haïti, elle n’a pas le droit d’attirer l’attention par une œuvre sur la misère de ce peuple. « Oh, non. Ce n’est pas chic ! », s’exclame-t-il.

Mireille Pérodin Jérôme a dû intervenir de toute son autorité de commissaire pour mettre un bémol : « J’aimerais attirer l’attention de Mario sur la nécessité de ne pas terroriser les autres artistes, surtout sur une question de centrer sa réflexion sur l’attente de l’Occident sur l’art en Haïti. Elodie est aussi libre de traiter Jalousie comme Mario est libre de traiter les sons et lumières. »

La pauvre Élodie a perdu son latin. Et les membres de l’assistance, un à un, deux par deux et par groupe de quatre ont vidé la salle.

Un membre de l’assistance, sollicitant la parole, déclare : « Je suis confus devant le caractère du débat qu’on nous offre ici. Je ne sais pas si c’est un débat entre les artistes, je ne sais pas si c’est un débat entre les artistes et le public pour éclairer sur certaines problématiques qui traversent l’art haïtien, la création en Haïti ».

Le reste de la rencontre entre les panélistes et le public s’est déroulé plus tranquillement. Des propos encourageants ont salué toute l’équipe et les institutions haïtiennes et françaises qui ont permis à une telle manifestation culturelle de voir le jour.

Chaque artiste est un monde et quand ils se rencontrent dans un cercle de parole, ils parlent de ce qu’ils connaissent le mieux : eux-mêmes.

Chaque vie n’est-elle pas une œuvre qu’on peut façonner à dessein ? Un homme dans l’assistance a trouvé des mots encourageants pour donner l’élan aux autres : « Ce qui est important ici, ce ne sont pas les discours. L’œuvre de chaque artiste parle mieux que lui. Allons voir l’exposition sur Haïti, c’est extraordinaire ! » Ce fut une bonne invitation pour clore un débat circulaire.

AUTEUR

Claude Bernard Sérant


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