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Les naufragés de la Route du rhum

dimanche 16 novembre 2014

Il est 23  h 8 à Pointe-à-Pitre, lundi 10 novembre, quand Loïck Peyron franchit le premier la ligne d’arrivée de la dixième Route du rhum, s’adjugeant au passage le record de l’épreuve. A 54 ans, le skippeur du multicoque Banque-Populaire VII s’offre un bain de foule et de jouvence en Guadeloupe, douze ans après sa sixième – qui devait être sa dernière – participation à la plus populaire des transatlantiques en solitaire. De l’autre côté de l’océan, loin des crépitements des flashs, 25 navigateurs et navigatrices ne seront pas accueillis avec des coupes de champagne dans la moiteur antillaise. Pas même un ti-punch de bienvenue.

Retour à Saint-Malo. La veille du départ, programmé le 2 novembre à 14 heures, les 91 concurrents scrutent avec appréhension les fichiers météorologiques. Une dépression hivernale, prévisible à cette période de l’année, s’annonce particulièrement forte. Au menu  : coup de vent et creux de 3-4 mètres prêts à cueillir la flotte dans les environs de l’île d’Ouessant, au large de la Bretagne. Rendez-vous est pris. La première avarie est signalée dès 19 h 58. Jean Galfione, l’ancien champion olympique de saut à la perche, inaugure la série noire en heurtant une bouée au large de Paimpol. Le skippeur de Serenis-Consulting doit se dérouter vers le port de Roscoff pour réparer. S’il poursuivra sa route le lendemain, d’autres n’auront pas cette chance. Dans les premières quarante-huit heures, plus de 40 bateaux feront une escale technique et plus de la moitié d’entre eux ne repartiront pas.

A 21 ans, Alan Roura, marin autodidacte, formé lors d’un tour du monde qui aura duré onze années sur le voilier familial, participait à sa première Route du rhum. « Le ballast ne se vidait pas et j’ai dû me mettre à la cape [à l’arrêt] sur la ligne de départ. C’était chaud… Puis je suis reparti à l’attaque et j’ai dépassé 13 bateaux. » Ce sera son seul fait d’armes. Exocet se remplit inexorablement d’eau. « J’ai dû écoper 1 000 litres pendant la première nuit. Juste après, une drisse du mât se casse et je monte bidouiller un truc. Avec les vagues, je me suis explosé le dos. J’ai déplombé le moteur et je suis rentré à Roscoff, raconte-t-il. Partir pour faire la Route du rhum et me retrouver quelques heures après aux urgences et le bateau en rade, c’était dur.  » Le cœur n’y est plus, mais Alan repart le lendemain. Il rentrera aussitôt. «  Depuis le début, ça n’allait pas entre mon bateau et moi. Ce n’était pas ma course, tout simplement. »

«  C’est très étrange de voir son bateau disparaître avec tout à bord. On redevient nu comme à la naissance !  »

« Il y a le sportif qui vous dit de continuer et le marin qui vous dit d’arrêter. Je suis content d’avoir été raisonnable », avoue Julien Mabit-Letourneux, 35 ans et jeune père de famille. Le skippeur du trimaran Komilfo, quiavait déjà connu l’abandon en 2011 sur la Transat Jacques-Vabre, a vu son pilote automatique devenir «  fou  ». «  C’était tout le système électronique qui avait un problème. Le vent commençait à baisser mais un autre front était annoncé au large du cap Finisterre [au nord-ouest de l’Espagne]. J’ai pris ma décision au deuxième jour. C’était très dur, mais c’était la bonne chose à faire. Tous ceux qui ont continué avec des avaries se sont arrêtés un peu plus tard. »

C’est le cas de Bob Escoffier, qui, après être rentré sur Roscoff pour remettre d’aplomb sa drisse de trinquette, s’est retrouvé au large de La Corogne à la merci des éléments. A 65 ans et une vie passée entre chantiers navals et pontons, ce vieux loup de mer en avait vu d’autres. Mais se faire hélitreuiller au large des côtes espagnoles et voir Groupe-Guisnel – le bateau de sa fille, qui a annoncé son forfait à la dernière minute – couler sans en comprendre exactement la raison est une expérience qu’il n’avait encore jamais faite. «  C’est très étrange de voir son bateau disparaître avec tout à bord. On redevient nu comme à la naissance !  »

Arrivé à La Corogne, sans un sou et sans vêtement de rechange, il rejoint Pierre Antoine, un autre rescapé du cap ibérique, qui lui paiera le taxi. Lui aussi a beaucoup perdu dans sa bataille avec Poséidon, qui, pour l’occasion, s’est joint à Zeus. «  J’étais en tête de la flotte des Multi50 quand j’ai entendu un énorme crac, comme une dynamite qu’on jetait dans ma cabine.  » A l’intérieur, tout a explosé sous le choc. Le skippeur d’Olmix sait tout de suite qu’il vient d’être frappé par la foudre. « Si j’avais été dedans, j’aurais pu y rester. J’ai réussi à récupérer le bidon de survie, qui était déjà sous l’eau dans la cabine. Les secours m’ont récupéré en hélicoptère.  »Contrairement au voilier de Bob Escoffier, Olmix a pu être sauvé et restitué après négociation avec l’avocat de la société de sauvetage. «  Nous avons payé 30 % de la valeur du bateau, c’est le double effet Kiss Cool. Ensuite, il faut faire le grand nettoyage à l’intérieur et tout jeter. C’est d’une tristesse ! »

Après le choc, l’heure des comptes

«  Il y a rapidement un sentiment de honte vis-à-vis de tous les gens qui vous soutiennent. C’est peut-être ça le plus difficile à gérer au début, expliqueJulien Mabit-Letourneux. Après, il faut dédramatiser. On n’est pas mort non plus. La voile est un sport mécanique, avec ce que ça implique : de la casse, des soucis techniques… Les sponsors savent généralement dans quoi ils s’impliquent, mais ça fait toujours chaud au cœur d’en avoir un qui vous soutient dans ces moments-là. Le mien, Komilfo, une petite PME de stores, a été vraiment top. »

Après le choc de l’abandon vient l’heure des comptes, des expertises, des contre-expertises, des assureurs, des négociations, de la paperasse qui prendra du temps et beaucoup d’argent. «  Pour moi, c’était la double peine  », explique Marc Lepesqueux, 46 ans et deux participations à son actif. Après avoir perdu sa quille, son bateau a percuté des rochers en se dirigeant vers le port. «  Je n’avais pas dormi depuis quarante-huit heures. Un moment d’inattention… Les dégâts du deuxième accident sont inférieurs à la franchise de 20 000 euros. Je vais donc devoir rembourser.  » Faute de sponsor principal, ce skippeur semi-pro a fait participer sa propre société de location et de sortie en mer, Sensation Class40. « C’est une toute petite boîte. Je vais devoir cravacher, c’est tout. »

Arnaud Boissières, deux Vendée Globe sous la ceinture, a dû, lui aussi, jeter l’éponge sur Aerocampus-du-Rhum-au-Globe. Même pour un professionnel, les lendemains vont être difficiles à négocier. «  Mon but était de me servir de la Route du rhum pour partir sur un projet Vendée Globe en 2016. Rien n’est remis en question avec mon sponsor, mais il faut vite repartir de l’avant pour aller en décrocher d’autres. Il faudra les convaincre que je suis à la hauteur. »

Nouveau départ

Pour Bertrand de Broc, 54 ans, blessé au coude dans une manœuvre, cet abandon marque un nouveau départ dans sa carrière. Après trois Vendée Globe et trois Route du rhum, le skippeur de Votre-nom-autour-du-monde a décidé, à «  95 %  », d’arrêter les courses en solitaire. «  J’y avais pensé déjà avant, précise-t-il. Si, aujourd’hui, on me donnait 10 millions d’euros pour faire un bateau neuf, je ne pense pas que je serais capable de gagner une course comme celle-ci, reconnaît-il avec franchise. L’objectif est à présent de monter un projet avec un ou une jeune skippeur pour une Jacques-Vabre et pour le lancer sur un Vendée Globe. Ça me plairait beaucoup aussi de prendre part à une régate comme la Sydney-Hobart. »

De retour dans sa Suisse natale, Alan Roura a voulu se couper de la mer. «  Je suis allé me promener autour du lac Léman pour me rappeler d’où je viens et là où je suis à 21 ans. J’ai beaucoup perdu dans cette aventure mais beaucoup appris. La prochaine fois, je serai prêt.  » «  Loïck Peyron a bien eu sept tentatives avant de gagner, non ?  », rappelle Julien Mabit-Letourneux.

Emmanuel Versace
Chef adjoint du service sport


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