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Pourquoi les mammifères pratiquent l’infanticide

jeudi 13 novembre 2014

C’est un combat sans pitié. Une guerre entre mâles, que les femelles tentent de circonvenir, et qui fait une victime : le petit. Une ou plutôt de très nombreuses victimes. Elise Huchard, chercheuse au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CNRS, Montpellier), et Dieter Lukas, du département de zoologie de l’université de Cambridge, dressent, dans la revue Science, la liste des mammifères qui pratiquent l’infanticide. Surtout, ils en analysent les causes et décrivent les stratégies mises en place par les femelles pour préserver leur portée.

Grenouilles, goélands, dauphins, corneilles… Elles ne manquent pas, ces gentilles bêtes qui peuvent devenir féroces au contact des petits des autres. Les deux zoologues ont choisi de se concentrer sur les mammifères terrestres.

Le travail, il est vrai, ne manque pas. Ils ont passé en revue pas moins de 260 espèces dont les comportements étaient documentés. Parmi elles, 119 pratiquent le meurtre infantile. Primates (gorilles, chimpanzés, babouins), carnivores (lions, léopards, ours) et rongeurs (souris, écureuils, chiens de prairie) arrivent en tête de liste. Mais du zèbre à l’hippopotame, du lièvre à la marmotte, de l’otarie à crinière à l’oryx d’Arabie, la population de tueurs-nés, ou plutôt de tueurs de nouveau-nés, réserve quelques surprises.

Jusqu’à 70 % de la mortalité infantile

Solitaire ou agissant en bande organisée, chacun impose sa manière. Chez les babouins, le nouveau mâle dominant, sitôt son triomphe accompli, élimine les bébés issus d’une autre lignée. Ce qui parmi les chacmas du delta de l’Okavanga, au Botswana, provoque une véritable hécatombe : jusqu’à 70 % de la mortalité infantile de l’espèce.

Chez les lions, c’est une fratrie qui prend le pouvoir sur la horde. Elle tue alors les petits qui lui sont étrangers avant de partager la reproduction.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de reproduction. Lorsque dans les années 70, l’infanticide animal a été observé pour la première fois, chez les langurs d’Inde, la nouvelle a ébranlé les zoologues. Certains ont voulu attribuer le phénomène au « stress » subi par ces singes au contact des hommes.

Jusqu’à ce que l’Américaine Sarah Hrdy démontre qu’il s’agissait là d’une stratégie liée à la théorie de l’évolution. Par ce crime originel, le mâle dominant contrôle la provenance des petits qu’il aura à sa charge. Mieux, « il maximise ainsi ses chances d’assurer une descendance », explique Elise Huchard.

Portrait-robot du meurtrier

Par une analyse comparée des espèces, Huchard et Lukas dressent une sorte de portrait-robot du meurtrier. D’abord, la femelle qu’il convoite est fécondable toute l’année. En éliminant les petits, le mâle interrompt le processus de lactation et hâte la disposition de ses congénères à un prochain accouplement. A l’inverse, l’infanticide apparaît largement minoritaire chez les animaux dont le cycle de reproduction est annuel ou saisonnier.

Le meurtrier vit par ailleurs dans un groupe mixte, dirigé par un ou plusieurs mâles dominants, dont le règne est court. Les espèces solitaires, vivant en couple, ou celles dont les dominants restent longtemps sur leur trône apparaissent relativement épargnées. C’est donc bien lorsqu’il y trouve un intérêt, dans l’optique d’assurer sa prééminence et de maximiser la transmission de ses propres gènes que le mâle tue les petits des autres.

Des autres, jamais des siens. Depuis vingt ans, des chercheurs se sont employés à réaliser des comparaisons génétiques entre le meurtrier et sa proie. Une entreprise délicate, puisqu’elle impose de prélever des échantillons de la victime (parfois dévorés ou éparpillés) et du suspect (souvent en fuite). Ils y sont parvenus pour une quinzaine d’espèces. Et le verdict est sans appel : jamais ils n’ont trouvé de mâle éliminant sa propre progéniture.

Les femelles l’ont d’ailleurs bien compris. Que pouvaient-elles faire pour protéger leurs petits ? Modifier l’organisation sociale en se regroupant entre elles ou en s’établissant en couple ? Augmenter la taille du groupe et multiplier le nombre de dominants susceptibles de les défendre ? « Rien de tout ça n’a été observé », indiquent les chercheurs.

Aucun changement majeur d’organisation sociale. Elise Huchard poursuit : « Dans la course aux armements entre mâles et femelles, ces dernières ont trouvé comme stratégie de multiplier les partenaires. Le mâle court alors un risque important de tuer son propre petit pour un bénéfice sensiblement réduit : même dominant, il n’a qu’une chance sur 10 ou 15 de sortir vainqueur de la compétition spermatique. »

Une stratégie de « dilution de la paternité », qui, à l’échelle de l’évolution, peut s’avérer gagnante. L’étude comparée des espèces et leur position sur l’arbre phylogénétique en témoignent. Ainsi, les femelles bonobos sont célèbres pour accumuler les partenaires sexuels. Or les mâles mériteraient d’être tout aussi salués, eux qui ne touchent pas, ou plutôt ne touchent plus aux petits des autres.

L’infanticide est en effet pratiqué chez la plupart des « cousins » du bonobo – babouins, chimpanzés, gorilles. Ce qui atteste de sa présence chez l’ancêtre commun de ces différents singes. Autrement dit, en modifiant son comportement sexuel, la femelle bonobo est parvenue à rendre l’infanticide réversible. Et à sauver ses petits.

Pour combien de temps ? « C’est un combat permanent entre stratégie et contre-stratégie qui court sur des millénaires », insiste Elise Huchard. L’éternelle guerre des sexes.

Nathaniel Herzberg
Journaliste au Monde


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