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Lire « Bain de lune » de Yanick Lahens

mercredi 5 novembre 2014

Anse bleue est un village figé sous le soleil morne d’Haïti et dont le destin poussiéreux et brumeux est régulièrement balayé par le vieux vent caraïbe. Anse bleue, village meurtri sous les coups répétés des catastrophes naturelles et humaines, sert de cadre au dernier roman de Yanick Lahens, « Bain de Lune ».

Yanick Lahens
babelio.com

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Une fresque littéraire qui traverse un siècle de notre histoire, le XXe siècle, avec ses fulgurances dramatiques : des occupations étrangères, des guerres civiles non révolutionnaires, nos « opéras » sanglants et nos révoltes frénétiques aussitôt récupérés par de superfauves de la politique.

Anse bleue est un microcosme de nos attentes et de nos espérances déçues. C’est avant tout, ce qu’on appelait au siècle dernier, un roman-paysan. Mais le texte de Yanick Lahens rompt avec les clichés d’un monde paysan idyllique où le mythe du bon « sauvage » vivant en complète harmonie avec la nature et dans une sorte de « réserve » folklorique préservée des malices de l’urbanité oppressante et corrompue. Tout comme le roman s’éloigne de tout regard condescendant sur un monde paysan prétendument arriéré que de bons missionnaires de toutes les idéologies viendraient élever au stade ultime de la civilisation.

Le défi est tout autre : il s’agit de nous faire vivre une saga mettant en scène deux familles, les Dorival et les Lafleur. L’une appartenant au secteur « féodal » d’Anse bleue et l’autre au clan des opprimés, de ceux qui s’écrasent au passage des seigneurs de la terre et qui, pourtant, sont attachés par des liens économiques et sociaux complexes. Et les bonnes pages d’une lecture démystifiante nous aide à démêler l’écheveau de cette fresque qui se déroule sur plusieurs générations.

Une histoire pleine de rebondissements, aussi escarpée et épineuse que la route sinueuse de notre histoire de peuple. On découvre des hommes riches et puissants qui semblent commander aux humains et aux éléments, mais aussi des femmes du « pays en dehors », éloignées de l’image traditionnelle de la femme soumise. Des femmes qui, dans le respect apparent des codes sociaux, animent le peu de vie économique de leur village et qui ont une sexualité assez libre, quoique discrète, qu’elles évoquent non sans malice, dans un langage connue que d’elles !

Une image éclairante et saisissante d’un monde grouillant de contradictions, un milieu plein de vie et de métamorphoses au fil du temps historique. La campagne telle que vous ne l’auriez jamais imaginée, au-delà des idées reçues et des a priori idéologiques.

Des lambeaux de notre histoire viennent, chapitre après chapitre, modifier le décor d’Anse bleue, bousculer les pratiques conviviales, installer la méfiance, décupler les haines et meurtrir les identités.

Tout cela sur fond d’une religiosité toute paysanne, avec les manifestations authentiques de l’habitant qui vit encore avec ses morts, à travers cette frontière ténue entre le visible et l’invisible. Les loas interviennent et deviennent, par la magie de notre culture et du roman, des personnages à part entière.

A l’instar des dieux grecs, ils ont des ambitions terrestres. Mieux, ils chevauchent des humains et, dans une théâtralité mystique, transmettent in vivo leurs messages. On sent, à la lecture de Bain de Lune, le travail assidu d’écoute et de documentation effectué par l’auteure pour nous faire pénétrer dans ce « pays en dehors » que nous croyons connaître, et dont le marronnage culturel nous laisse épuisés sur nos pupitres d’intellectuels de la ville.

Bain de Lune lève sur le monde paysan les épais rideaux de la méconnaissance et de l’arrogance des « prêts à penser ». Nous allons à la rencontre d’une religion populaire, dynamique. Et pour citer Luc de Heush : « Une religion qui est un théâtre dansé, une explosion dramatique, une exubérance dionysiaque, une allégresse physique : le corps humain est le véhicule du sacré. Les dieux apparaissent sur terre, s’incarnent et prêtent leurs voix aux fidèles ».

L’écriture du roman semble épouser le rythme palpitant de la campagne haïtienne, les roulements de tambour des rites « petro » et « nago ». Le roman apparaît comme un ensemble qui revient en arrière, reprend plans, notes et scénarios dont la progression entraîne en permanence des remaniements.

Une écriture qui nous renvoie en écho le bruit des cascades, le roulis de la mer, l’amplitude des vagues. Elle sait aussi nous faire écouter de turbulents silences et, en petites touches impressionnistes, décrire les désirs brûlants des hommes et ceux à retardement, mais non moins solaires des femmes ou des filles devenues femmes au clair de lune, à l’ombre de buissons odoriférants.

Il y aussi cette originalité du chœur paysan qui conte son histoire de cendre, de sueur et de sang. Mais aussi jette un regard placide sur les gens des villes en feignant l’innocence toute primitive que croit déceler le citadin du haut de sa « centralité urbaine ».

Une jubilation dans le récit qui fait se rencontrer tous les mythes du monde et célébrer une humanité riche et diverse dans son universalité. Le roman ne se déroule pas comme un long fleuve tranquille. Il faut se retrouver dans ce long générique de trois générations, comprendre les alliances et mésalliances, saisir les métamorphoses, accepter que la relation entre le puissant Tertulien Mesidor et Olmène Lafleur, un peu la belle et la bête, n’est pas si contre-nature. Et qu’ils viennent de la même contrée et que parfois les proximités géographiques gomment la lutte des classes.

La tentation « totalisante » du récit qui embrasse la description dans une fusion avec des personnages en mouvement ou en transes nous permet de suivre l’évolution d’un réel somme toute mouvant sous le regard écrasant du soleil tropical ou de la sérénité feinte de la mer.

Anse bleue est donc ce bout de terre adossée à la mer sur laquelle se déroule une histoire des mille et une vies, un prétexte pour une fresque littéraire qui deviendra un classique de la littérature caribéenne.

Roody Edmé


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