MosaikHub Magazine

Iran, l’arbitre du Proche-Orient ?

lundi 15 septembre 2014

Par Mohammad-Reza Djalili (Professeur émérite de l’Institut de hautes études internationales et du développement, Genève.) et Thierry Kellner (Enseignant au département de sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles.)

Une année après son arrivée au pouvoir, le gouvernement d’Hassan Rohani est confronté à une situation géopolitique extrêmement mouvante au Moyen-Orient. Longtemps présenté comme le principal bénéficiaire de l’intervention américaine de 2003 en Irak, Téhéran doit aujourd’hui faire face dans ce pays à des difficultés inattendues.

Les succès militaires de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), devenu depuis l’Etat islamique (EI), l’ont pris par surprise. La proclamation d’un « califat » à cheval sur les territoires du nord de l’Irak et de l’est de la Syrie, peuplés en majorité de sunnites, a constitué une mauvaise nouvelle supplémentaire. Face à ce mouvement radical sunnite, très antichiite, Téhéran est confronté à la fois à des risques de sécurité sur son territoire et à une remise en question de ses gains géopolitiques en Irak.

La question kurde est également devenue une source d’inquiétude évidente pour la République islamique, à cause du risque d’irrédentisme qui pourrait toucher sa propre population kurde, mais aussi en raison de l’influence très probable qu’auraient les Etats-Unis et Israël sur un possible Etat kurde indépendant au nord de l’Irak. Une proclamation d’indépendance précipiterait en outre la désintégration de ce pays, avec lequel Téhéran partage 1 599 km de frontières. Un scénario catastrophe pour l’Iran.

Au-delà de l’Irak, la situation au Levant demeure aussi très préoccupante pour le régime iranien. En Syrie, M. Rohani ne semble pas avoir les mains libres pour modifier le cours de la politique adoptée par son prédécesseur. Il a donc continué de miser sur le maintien en place, sous une forme ou sous une autre, du régime de Bachar Al-Assad. Pour preuve, Téhéran conditionne sa participation à la conférence internationale sur la paix et la sécurité en Irak, qui aura lieu à Paris le 15 septembre à la présence de représentants du régime syrien. Par ailleurs, l’Iran a continué de lui fournir une assistance multiforme. Malgré une aide massive, le pouvoir syrien ne parvient pas à se réimposer. Il est affaibli, et l’économie du pays a subi des dommages énormes, de l’ordre de 140 milliards de dollars, selon l’ONU, soit deux fois le PNB syrien avant la crise de 2011. La situation sur le terrain militaire est dans l’impasse et l’unité même de la Syrie est menacée, alors que les coûts de son soutien pour Téhéran en termes politiques, financiers, d’image, mais aussi en hommes – selon certaines sources, au moins 60 officiers du corps des gardiens de la révolution auraient été tués en Syrie depuis 2011 – restent importants.

L’ALLIÉ LIBANAIS DE TÉHÉRAN, LE HEZBOLLAH

Outre le théâtre irakien, la violence en Syrie a débordé au Liban, où les intérêts iraniens ont été pris pour cible. L’allié libanais de Téhéran, le Hezbollah, est également mis en difficulté sur le terrain syrien, mais aussi au Liban et dans l’opinion publique de la majorité des pays arabes. Le bilan de son engagement aux côtés du régime syrien est donc aujourd’hui loin d’être positif pour Téhéran, même s’il a contribué jusqu’ici à assurer la survie de son allié.

Bien que la crise de l’été 2014 à Gaza puisse apparaître à première vue comme positive pour la République islamique – dégradation de l’image d’Israël, relance possible du rôle iranien, unanimité pour la première fois de l’opinion publique en Iran autour du soutien aux Palestiniens –, elle a en fait introduit de nouvelles complexités. En effet, Téhéran a profité de cette crise pour amorcer un rapprochement avec le Hamas, son ancien allié au sein de l’« axe de la résistance » face à Israël, avec qui il avait rompu en raison de leur positionnement contradictoire à l’égard du conflit syrien. Mais ce rapprochement pragmatique, outre le fait qu’il pourrait mettre l’Iran en compétition avec le Qatar et la Turquie pour l’influence auprès de ce mouvement palestinien et inquiéter l’Egypte, n’est pas du goût du régime de Damas, très critique du mouvement palestinien, qu’il accuse de l’avoir trahi. Ce facteur pourrait compliquer les rapports entre la Syrie et l’Iran, une situation que devra gérer la diplomatie iranienne.

Enfin, au-delà du Moyen-Orient, une autre mauvaise surprise régionale pourrait se profiler en Afghanistan après le retrait américain, fin de 2014. L’avenir de ce pays reste aujourd’hui incertain. Aucune solution politique avec les talibans n’a pu être trouvée jusqu’à ce jour et la possibilité qu’ils ne tirent profit du retrait occidental pour tenter de reprendre le pouvoir ne peut-être exclue, ce qui menacerait les liens politiques et économiques noués depuis de nombreuses années entre Téhéran et Kaboul. En cas de montée en puissance des talibans, la République islamique pourrait se retrouver prise en tenailles par le radicalisme sunnite en Afghanistan et en Irak. Un scénario plus qu’inquiétant pour l’administration Rohani, d’autant que de fortes minorités sunnites vivent dans les régions du territoire iranien, frontalières avec ces deux pays.

Si les développements en Irak, au Levant et à Gaza, sans parler des nouvelles incertitudes en Afghanistan, sont inquiétants pour l’Iran, il n’en demeure pas moins que des succès ont été enregistrés au cours de l’année écoulée par l’administration Rohani avec la Turquie et certains Emirats du golfe Arabo-Persique.

LES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE CIVILE SYRIENNE POUR ANKARA

Avec son voisin turc, le président Hassan Rohani a joué l’apaisement pour relancer des relations bilatérales mises à mal par les « printemps arabes », et spécialement par le conflit syrien. La signature de l’accord intermédiaire de Genève sur le nucléaire en novembre 2013, la présence croissante en Syrie de groupes radicaux menaçant la sécurité de la Turquie, les conséquences de la guerre civile syrienne pour Ankara et le conflit sunnite-chiite ont ouvert aux deux pays des perspectives de rapprochement.Un consensus s’est dégagé pour apaiser leurs rapports bilatéraux et relancer la coopération malgré leurs divergences persistantes sur la Syrie ou l’Irak.

Concernant la situation irakienne, les deux pays sont inquiets des avancées de l’EI, mais la Turquie est paradoxalement moins préoccupée des développements à Erbil que l’Iran. En effet, Ankara entretient des rapports de proximité avec Massoud Barzani et dispose de moyens de pression – notamment le fait que les infrastructures de désenclavement du pétrole produit au nord de l’Irak traversent son territoire – que Téhéran ne possède pas.

Quoi qu’il en soit, les échanges réciproques de visites de hauts responsables turcs et iraniens se sont multipliés à partir de l’hiver 2013, M. Rohani effectuant un déplacement historique à Ankara en juin 2014. De nombreux accords économiques et énergétiques ont été conclus à ce moment, avec des objectifs très ambitieux puisqu’il s’agit de doubler le commerce bilatéral d’ici à 2015. La coopération semble donc prendre actuellement le pas sur la rivalité dans les rapports complexes qu’entretiennent Ankara et Téhéran. Hassan Rohani a d’ailleurs très bien accueilli l’élection à la présidence turque de Recep Tayyip Erdogan en août 2014.

Dans le golfe Arabo-Persique, les « printemps arabes » avaient aussi détérioré les relations bilatérales entre l’Iran et les monarchies pétrolières. Dès son arrivée à la présidence, M. Rohani a appelé à les relancer. Mais c’est surtout la conclusion de l’accord intermédiaire de Genève sur le nucléaire en novembre 2013 qui a permis l’établissement progressif d’une certaine détente. Sa signature, bien accueillie par les pétromonarchies, est en partie redevable à la diplomatie omanaise, qui a joué les intermédiaires entre Téhéran et Washington. C’est donc tout naturellement que des résultats ont été engrangés avec Mascate. Le sultan d’Oman a été le premier dirigeant étranger à se rendre en Iran après l’élection de M. Rohani. Un accord gazier de 10 milliards de dollars, attendu depuis longtemps, a été conclu en mars 2014.

>> Voir l’infographie « Téhéran, entre menaces et alliances au Proche-Orient

De son côté, capitalisant sur la dynamique enclenchée par l’accord sur le nucléaire, M. Rohani a pris des initiatives en direction de ses voisins du sud. A la fin 2013, son ministre des affaires étrangères a effectué une tournée dans quatre des six monarchies du Golfe (Oman, Qatar, Koweït, Emirats arabes unis). D’autres visites réciproques se sont succédé, la plus marquante étant celle de l’émir du Koweït à Téhéran en juin.

Des développements significatifs, notamment en matière économique, ont été enregistrés avec cet Emirat mais aussi avec le Qatar, en froid avec Riyad (Arabie saoudite) et soucieux de se rapprocher de son voisin iranien. Avec les Emirats arabes unis, les relations entre Dubaï et Téhéran se sont réchauffées. Ce n’est pas encore tout à fait le cas avec Abou Dhabi.

Des progrès non négligeables ont été enregistrés pour l’Iran en termes diplomatiques et économiques, contribuant d’autant à réduire son isolement. Bémol important à ce bilan positif, dans ses rapports avec Riyad et Manama (Bahreïn), l’administration Rohani n’a guère progressé jusqu’à présent. La question de Bahreïn divise toujours des deux côtés du Golfe. Malgré quelques tentatives de rapprochement au cours des six premiers mois de l’année, l’Iran et l’Arabie saoudite ne sont pas parvenus à apaiser la véritable « guerre froide » qui les oppose à l’échelle du nouveau Moyen-Orient.

En dépit d’intérêts communs face à l’EI, qui constitue une menace tant pour Téhéran que pour Riyad, la détente entre le Royaume saoudien et la République islamique ne semble malheureusement pas encore être d’actualité.


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie