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Ebola, les chercheurs sur tous les fronts

mercredi 10 septembre 2014

Sur le terrain, la lutte est sans merci pour tenter d’enrayer l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, d’ores et déjà la plus meurtrière depuis la première émergence de ces virus au Zaïre, en 1976. Le dernier bilan de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), arrêté au 5 septembre, fait état de près de 4 000 cas dont plus de 2 000 mortels. Dans les laboratoires de recherche et les firmes pharmaceutiques, c’est une autre bataille qui s’engage pour développer, en un temps ­record, traitements et vaccins.

En près de quarante ans, pas un seul n’avait été mis sur le marché. Aucun des médicaments potentiels contre Ebola n’avait même fait l’objet d’essais chez l’homme, et les travaux les concernant étaient peu médiatisés. « Jusqu’ici, la mise au point de traitements et de vaccins ­contre les virus comme Ebola n’était pas une priorité de santé publique, il y avait peu d’équipes de recherche et peu de financements », explique le professeur Jean-François Delfraissy, directeur de l’Institut de microbiologie et des maladies infectieuses (Aviesan).

RÉSULTATS « SPECTACULAIRES »

Depuis quelques semaines, la moindre annonce liée à ces virus fait le tour du monde. En écho aux déclarations alarmantes sur la situation en Afrique, le ­début imminent d’essais cliniques de vaccins fait les gros titres. Et les résultats « spectaculaires » ou « prometteurs » de différentes approches thérapeutiques, ­obtenus chez des primates par des équipes universitaires (associées à des chercheurs d’organismes publics et de laboratoires pharmaceutiques), sont publiés dans les revues scientifiques de premier plan. Vendredi 5 septembre, à l’issue d’une réunion de deux jours avec plus de 150 experts, l’OMS a annoncé plusieurs priorités : utiliser dès maintenant du sérum de convalescents pour traiter les patients ; vacciner dès novembre les professionnels de santé exposés, si les premiers tests sont concluants ; et évaluer au plus vite chez l’homme les traitements expérimenta

« Pour les travaux fondamentaux, on ­assiste à une concurrence entre les journaux du groupe Science et Nature ; et, pour le volet clinique, cela se joue entre le New England Journal of Medicine et The Lancet », résume le docteur Hervé ­Maisonneuve, professeur associé de santé publique, bon connaisseur de l’édition scientifique. Une course à la publication de plus en plus classique dans les crises ­sanitaires internationales, telle la dernière pandémie grippale, en 2009. « Dans ces contextes, les revues publient en ligne avec une procédure accélérée dite de “fast track” (« voie rapide »), avec un système minimum de relecture par les pairs, et un service de communication offensif, relève M. Maisonneuve. Leur priorité, c’est que leur titre soit présent dans les médias, en particulier télévisuels, quitte à être un peu laxistes sur la qualité ou le fond. »

Le professeur Jean-François Delfraissy souligne aussi l’appétence pour le sujet « avec une certaine capacité des grandes revues à publier des articles qu’elles n’auraient probablement pas acceptés dans d’autres circonstances ». Au passage, ce spécialiste appelle à la prudence vis-à-vis des résultats annoncés chez les singes, insistant sur le fait qu’il n’y a aucune donnée disponible chez l’homme, ni de tolérance ni d’effet sur la charge virale des médicaments potentiels. C’est le cas ­notamment pour le Zmapp, un cocktail de trois anticorps, encore expérimental, dont les quelques stocks existants ont été administrés à sept patients, à titre compassionnel. Parmi eux, deux sont morts, quatre seraient guéris ou en passe de l’être, l’état du septième reste incertain. Un bilan difficilement interprétable, ­selon les spécialistes. Une étude de phase 1 simplifiée, qui aurait permis d’acquérir des données, aurait été préférable, estime Jean-François Delfraissy.

Dans la compétition internationale, les Etats-Unis ont en tout cas une longueur d’avance. Certes, c’est dans un laboratoire français qu’a été isolée et caractérisée la souche du Zaïre Ebola Virus (EBOV) en cause dans cette épidémie, avec à la clé un article dans le prestigieux New England Journal of Medicine, le 16 avril. Mais la plupart des publications sont le fait d’équipes à forte composante nord-américaine. Dernière en date : des scientifiques du centre de recherche vaccinal des instituts nationaux de la santé américains (NIH) ont annoncé, le 7 septembre, dans Nature Medicine, avoir obtenu, « pour la première fois » une immunité durable chez des macaques avec une injection d’un
vaccin issu d’un virus de chimpanzé.

Des résultats qui traduisent l’antériorité américaine dans ces programmes de ­recherche. L’explication ? Outre-Atlantique, les virus dangereux sont considérés comme des armes de guerre, et une ­menace très concrète pour les soldats américains postés dans les régions « à risque ». Plus banalement, la réapparition de maladies tropicales comme la dengue confirme aussi que le pays n’est plus à l’abri d’épidémies jusque-là cantonnées aux pays du Sud. Il suffit d’aller au cinéma pour prendre la mesure de cette inquiétude : les virus sont les stars de nombreux films de science-fiction aux titres évocateurs : Alerte, Le Fléau, ­Infectés et plus ­récemment, en 2011, le ­blockbuster du réalisateur Steven Soderbergh, ­Contagion, qui raconte la course contre la montre entre les scientifiques et un ­virus inconnu et mortel.

MENACE DE BIOTERRORISME

Mais la frontière entre ces scénarios et la réalité est tombée en 1998. Cette année-là, Ken Alibek, l’un des scientifiques soviétiques les plus impliqués dans le développement d’armes bactériologiques, a ­affirmé que l’URSS avait travaillé sur Ebola. Depuis, la menace du bioterrorisme est prise très au sérieux, comme en témoigne un article publié en mai 2013 par la prestigieuse revue américaine Global Policy. L’auteure, Amanda M. Teckman, s’inquiète de la présence de mouvements terroristes dans les régions de l’Est africain et de leur capacité à utiliser le virus Ebola. Maîtriser le virus pour en faire une arme suppose une expertise, mais des scientifiques pourraient accepter de travailler pour des terroristes par intérêt financier ou par idéologie, précise-t-elle, en citant l’exemple de l’anthrax, qu’une secte japonaise avait réussi à obtenir.

our faire face à ces menaces, l’armée américaine s’est dotée dès 1969 de son centre de recherche, l’US Army Medical Research Institute of Infectious Diseases (Usamriid) qui emploie 200 scientifiques de haut niveau. Basé à Fort Detrick, dans le Maryland, il est adjacent au centre de recherche dédié aux maladies infectieuses du très puissant NIH. Tous deux sont équipés de laboratoires de très haute sécurité (niveau 4), les seuls habilités à manipuler les germes les plus dangereux : Ebola, anthrax, toxine botulique, peste…

Outre leurs propres programmes, le NIH et le département de la défense américain (DOD) sont les grands argentiers de la lutte contre Ebola, avec près de 65 millions de dollars (50,2 millions d’euros) de subventions accordés depuis 2004, et 50 millions de dollars supplémentaires sous la forme de contrats. Parmi les premiers bénéficiaires, le canadien Tekmira, qui a signé un contrat de 140 millions de dollars (environ 108 millions d’euros) avec le DOD (44 millions de dollars ont déjà été versés), pour accélérer le développement de son candidat vaccin ; la firme californienne Mapp Pharmaceuticals, qui a reçu du NIH 32 millions de dollars pour développer un traitement à base d’anticorps (le Zmapp), et le néerlandais Crucell, qui a bénéficié d’une enveloppe de 20 millions de dollars pour un autre candidat vaccin. De coquettes sommes d’argent pour une maladie qui n’avait jusque-là fait « que » 1 600 morts − à comparer aux 600 000 décès annuels liés au paludisme, ou même aux 20 000 cas mortels de dengue, deux maladies qui affectent aussi les pays les plus pauvres de la planète.

LA CONVOITISE DES GÉANTS DE LA PHARMACIE

Dans cette compétition organisée par les Américains, on trouve des universités dont celle du Texas, qui possède à Galveston un laboratoire en pointe dans la recherche sur Ebola. Le ­laboratoire dans lequel travaille le professeur Thomas Geisbert, qui a passé sa carrière à étudier ce virus, a reçu, en mars, une subvention de 26 millions de dollars sur cinq ans du NIH pour faire avancer trois programmes majeurs de vaccins et traitements. Avec l’une de ces approches (une molécule à base d’ARN), cette équipe vient d’obtenir des résultats prometteurs chez le singe contre le virus de Marburg, proche d’Ebola.

Pionnières, toutes les firmes qui ont misé sur les infections à virus Ebola, maladie aussi négligée que terrifiante, se ­retrouvent aujourd’hui sous les feux de la rampe. Et suscitent la convoitise des géants de la pharmacie. L’américain ­Johnson & Johnson a acquis, en 2011, le néerlandais Crucell, spécialisé dans les vaccins, pour 2,4 milliards de dollars, et il s’est par ailleurs allié cette année avec le laboratoire danois Bavarian Nordic, qui travaille aussi depuis plusieurs années sur Ebola. De son côté, en mai 2013, le britannique GSK a mis la main pour 324 millions de dollars sur une petite ­société suisse spécialisée dans les vaccins, Okairos. L’expertise acquise par ces deux géants de la pharmacie grâce à ces emplettes leur permet aujourd’hui d’être en tête de la course au vaccin contre Ebola. Johnson & Johnson a annoncé le lancement d’essais cliniques en 2015. GSK doit commencer les siens dans quelques jours, avec le soutien financier du gouvernement britannique et d’une fondation britannique, le Wellcome Trust.

ACCÉLÉRER LES TES

TS CHEZ L’HOMME

« Nous en sommes à un stade très précoce, mais les premiers résultats sont très convaincants après seulement une injection », indique Emmanuel Hanon, qui dirige la recherche sur les vaccins chez GSK. « Les animaux vaccinés puis exposés au virus Ebola se sont révélés protégés. » D’où la décision d’accélérer les tests chez l’homme. Quelques dizaines d’adultes en bonne santé ont été ­recrutés pour la première phase des essais qui doit valider l’innocuité. Elle se déroulera aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. La seconde phase, destinée à valider l’efficacité et le nombre de doses nécessaires, est, elle, prévue pour décembre en Afrique. « Il faut habituellement dix ans pour développer un vaccin », souligne Emmanuel Hanon. Mais, dans des circonstances exceptionnelles comme celle-ci, nous travaillons main dans la main avec les autorités de santé pour accélérer les choses. » L’OMS indique qu’un premier vaccin sera proposé dès novembre aux professionnels de santé, si les essais ­confirment l’absence de toxicité.

Reste le problème de la capacité de production. La marge de manœuvre de GSK est étroite : 10 000 doses doivent être produites pour les essais cliniques, « mais nous devons encore évaluer la ­capacité de nos usines à en produire davantage », explique Emmanuel Hanon. « Nous ne pouvons bien sûr pas stopper la production d’autres vaccins essentiels, notamment pédiatriques, pour faire de la place au vaccin contre Ebola. Par ailleurs, chaque vaccin a un mode de production spécifique et il faut adapter les lignes », précise-il

Reste à savoir qui pourrait bénéficier d’une protection vaccinale : les personnels de santé exposés, les contacts des malades ou plus largement les populations africaines, et à régler la question du financement.

LA FRANCE EST ELLE EN RETARD ?

Première à avoir identifié le virus de l’épidémie actuelle, la France est elle en retard dans ce domaine, « car, en tant que chercheurs, nous ne parvenons pas à trouver des fonds pour faire des expériences chez les primates, analyse Sylvain Baize, directeur du Centre national de référence des fièvres hémorragiques de l’Institut Pasteur, qui a isolé cette souche. Pour la fièvre de Lassa [une autre fièvre hémorragique, responsable de 5 000 décès par an], il nous a fallu dix ans pour obtenir un financement gouvernemental. »

Dans le contexte de concurrence entre les Etats-Unis et l’Europe, Sylvain Baize regrette aussi que ses confrères américains renâclent à partager leurs souches. « Lors de l’épidémie d’Ebola en Ouganda, en 2007, c’est une équipe belge de Médecins sans frontières qui a prélevé les premiers ­patients. Pour des raisons pratiques, les échantillons ont été confiés au CDC (Centre américain de contrôle des maladies), qui a mis en évidence une nouvelle souche, Ebola bundibugyo. Malgré nos demandes, aucune équipe européenne n’a pu obtenir ce virus pour mener des recherches, c’est inadmissible, s’indigne-t-il. C’est le cas aussi pour l’Arenavirus lujo, un germe identifié en Afrique du Sud en 2008, qui a tué quatre des cinq patients infectés. »

La course avec les Etats-Unis n’est pas perdue. Des publications européennes sont attendues, et la France va elle aussi mener des études. Elle finance déjà un programme qui vise à identifier, parmi des milliers de molécules déjà commercialisées dans d’autres indications, celles qui pourraient être efficaces contre Ebola, et testées rapidement.


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