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« L’école ne peut pas résoudre tous les problèmes de la société »

lundi 19 janvier 2015

Tous les enseignants se souviennent de ce qu’ils faisaient, jeudi 8 janvier à midi, vingt-quatre heures après l’attentat contre Charlie Hebdo. Dans sa classe de collège à Montreuil (Seine-Saint-Denis), Benjamin Marol a écrit quelques mots au tableau : « Les offenses commises vis-à-vis des dieux sont l’affaire des dieux. » Une phrase de Tacite, historien romain du premier siècle de notre ère. « Pour moi, ça correspondait bien au dessin de Tignous : celui où Dieu dit à un djihadiste : “Allah est assez grand pour défendre Mahomet tout seul” », explique l’enseignant. Le dessinateur Tignous, l’une des douze victimes de l’attaque du 7 janvier, était connu de tous à Montreuil, poursuit, ému, M. Marol. « Pour mes collégiens, c’est un proche qui est tombé. »

A Saint-Denis, l’émotion a été tout aussi forte ; les débats, parfois, vifs. « J’étais épuisé nerveusement, se rappelle Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie en collège. Jeudi au petit matin, le principal nous avait tenu un discours de combat en salle des profs. On allait avoir des problèmes, mais il faudrait accepter le débat. Des gamins de 11-12 ans, qui menaçaient de ne pas faire la minute de silence, ont été convoqués dans le bureau du principal. » Iannis Roder compte parmi les enseignants qui confient avoir entendu le pire : « Charlie Hebdo l’a bien cherché » ; les caricaturistes « n’étaient pas tout blancs » ; « Dieudonné, lui, on le censure, mais pas les dessinateurs… ». Des propos entendus en ZEP, souvent, mais pas uniquement. Dans un lycée parisien, on a vu des élèves porter un badge « Je suis Saïd ».

Tous les souvenirs ne sont pas aussi durs. Certains bouleversent encore les enseignants qui les relatent. Quelques minutes avant midi, Isabelle Lagadec, la proviseure du lycée professionnel Jean-Moulin de Port-de-Bouc (Bouches-du-Rhône), a ouvert les grilles de l’établissement. « Je voulais que cette minute de silence soit sincère, éclairée et solennelle, explique-t-elle. Les élèves qui n’étaient pas dans cette démarche, on devait l’entendre, ils pouvaient partir. Ils n’ont été qu’une dizaine à le faire. » Beaucoup moins que ce que redoutait l’équipe.

L’institution en accusation

Six jours sont passés depuis que ce moment national de recueillement a été entaché de réticence, voire dans certains cas de franche opposition. Combien ? Où ? Le décompte officiel est en cours. De 70 incidents annoncés le 12 janvier, le ministère de l’éducation nationale était passé, mercredi 14, au chiffre de 200. Ce même jour, la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a déclaré à l’Assemblée qu’« une quarantaine [d’incidents] ont été transmis aux services de police, de gendarmerie, de justice, parce que pour certains, il s’agissait même d’apologie du terrorisme ». Quoi qu’il en soit, la contestation ne concerne qu’une minorité. Mais que dit-elle, cette minorité, de l’école ? A peine quelques heures après l’attentat contre Charlie Hebdo, l’institution était mise en accusation. « Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins ? », s’interrogeaient quatre professeurs d’Aubervilliers dans Le Monde daté du 14 janvier.

Une telle question blesse beaucoup d’enseignants, prompts à dénoncer, sur les forums de discussion, une stigmatisation de leurs élèves et des territoires où ils sont engagés. Prompts, aussi, à rappeler que « l’immédiate compassion » n’est pas un exercice aisé. Sans compter que « les élèves ne sont face à leurs profs que 10 % du temps, les 90 % restants sont consacrés à la famille, les amis, le quartier, les réseaux sociaux », relativise Benjamin Marol.

« L’école ne peut résoudre tous les problèmes de la société » : le constat fait l’unanimité des personnels interrogés. Une petite musique reprise à l’unisson par les syndicats d’enseignants, convoqués en urgence le 12 janvier par la ministre, pour une très médiatique « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République ». Et pourtant, des voix se font entendre pour dénoncer « une instrumentalisation de l’école dans un débat qui n’est pas le sien », comme l’écrit Bernard Girard, professeur d’histoire en collège, sur son blog le 8 janvier.

« Beaucoup ont fait comme si de rien n’était »

Mobilisés, tous ne l’ont pas été. « Moi, ce sont les sciences physiques que j’enseigne, pas les sujets de société », confie sous couvert d’anonymat un enseignant de Nîmes. Dans son lycée de centre-ville, « plusieurs dizaines d’élèves ont quitté les lieux jeudi pour ne pas avoir à faire la minute de silence ». Il n’a pas ouvert le débat pour autant.

D’autres ont visiblement reculé devant la difficulté. « Ce jeudi matin-là, de nombreux collègues sont venus voir la principale pour lui dire qu’ils n’avaient pas les mots, qu’ils avaient peur que ça se passe mal en classe ou que ce soit mal interprété, raconte “Monsieur Le Prof”, qui témoigne quotidiennement – et anonymement – sur Twitter de sa vie de jeune enseignant dans un collège de l’Ouest parisien. L’établissement n’a donc rien organisé. Chacun des profs faisait comme il voulait. Beaucoup ont fait comme si de rien n’était. C’était assez déprimant. »

Ce renoncement, même s’il n’était le fait que de quelques-uns, Barbara Lefebvre ne s’y résout pas. « Quand un élève vous dit que la loi sacrée est supérieure à la loi de la République, le rôle d’un fonctionnaire, de n’importe quel enseignant, est de lui répondre », s’indigne cette enseignante d’histoire-géographie dans un collège des Hauts-de-Seine, coauteure (avec Iannis Roder, notamment) des Territoires perdus de la République (Mille et une nuits, 2002). A sa sortie, l’ouvrage collectif, qui dénonçait la montée de l’antisémitisme, du sexisme et de l’homophobie à l’école, a fait polémique, dans les rangs de la gauche notamment. Douze ans après, Barbara Lefebvre ne constate « aucune amélioration sur le terrain ».

« Faire le lien avec les familles »

Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, déplore, lui, « une aggravation, car, au niveau international, ça c’est aggravé ». « Il y a dix ans, on m’a raconté que des élèves étaient arrivés au collège en chantant les louanges de Ben Laden. Aujourd’hui, ce sont leurs petits frères qui partent faire le djihad. » En 2004, M. Obin a rédigé un rapport – lui aussi critiqué – sur les signes d’appartenance religieuse dans l’école. Resté plusieurs mois dans les tiroirs du ministre, il mettait en évidence la montée des communautarismes.

Comment relever le défi du vivre-ensemble en l’absence de mixité sociale et scolaire ? Dans le collège des quartiers nord de Marseille où Seta Kilndjian enseigne depuis quinze ans, 95 % des élèves sont musulmans. Plus de la moitié sont des Comoriens. « C’est très difficile de les détacher du seul rapport avec le quartier, explique la jeune femme. Ils y fréquentent les associations, les écoles coraniques, les mosquées… Je ne porte aucun jugement, mais la difficulté, pour nous enseignants, c’est que nous ne savons pas comment nous y associer. Avec les familles, la communication est souvent gênée par le barrage de la langue. Quand on pose une question aux élèves, ils répondent “Oui, Madame”, mais on a parfois l’impression que cela glisse sur eux, qu’on n’a pas de prise sur ce qu’ils pensent. »

Lundi 12 janvier, Seta Kilndjian en a fait l’amère expérience. Après un jeudi très difficile – « la minute de silence avait été contestée dans toutes les classes du collège », dit-elle –, l’enseignante avait eu le sentiment, vendredi, de parvenir à faire passer à sa classe le sens d’une caricature. « Mais lundi, ces mêmes élèves sont arrivés les poings serrés. Avant même de me dire bonjour, ils m’ont signifié qu’ils n’étaient pas d’accord, que les images des attentats étaient un montage… » Une réunion de toute l’équipe a été convoquée en urgence pour passer « du constat à l’action », poursuit Mme Kilndjian : « Faire le lien avec les familles, sortir les jeunes du quartier, c’est vital autant pour eux que pour nous ! »

Théorie du complot

« Mes élèves sont en vase clos, mais la mixité, ce n’est pas nous qui pouvons la décréter », soupire Benjamin Marol. Pour l’enseignant de Montreuil, ce n’est peut-être pas le plus grave : « Le problème central, le nœud, c’est la faillite du langage. Ils n’arrivent pas à décoder, à maîtriser les concepts, faire la différence entre blasphème et racisme, entre offense et préjudice ou entre opinion et délit… » Même constat chez Iannis Roder, à Saint-Denis : « Nous avons dans notre collège un contingent d’élèves qui se débattent avec 500 mots. Sur eux, tout glisse. Ils sont incapables d’abstraction et ils se construisent un monde simple et manichéen qui n’est pas celui dans lequel ils vivent. »

Mais comme ils sont aussi « hyperconnectés », ils se nourrissent de ce que Benjamin Marol appelle « une sous-littérature » laissant libre cours aux théories les plus fumeuses. Celle du complot fait des ravages. « Lutter contre le complotisme est l’un des défis à relever », estime M. Marol.

Il y en a bien d’autres, à commencer par la formation des professeurs, auxquels on demande d’enseigner la laïcité et le fait religieux mais aussi d’être incollables sur le droit, l’utilisation d’Internet, les médias… Tous le reconnaissent : c’est une réponse précise, argumentée, documentée, tenant l’émotion à distance, qui fait avancer le débat et permet aux jeunes de s’élever.

Après une nuit blanche suite à l’attaque de Charlie Hebdo, passée à relire l’histoire de la République, Zimba Benguigui, enseignante d’arts appliqués dans le 20e arrondissement de Paris, est arrivée dans son établissement avec une conviction : la nécessité de se donner du temps « pour écouter les élèves ». « Et c’est eux qui ont pris l’initiative de se recueillir. » Dans cet établissement chargé de prendre en charge des adolescents en grande difficulté scolaire et sociale, parfois handicapés, le temps est, depuis, comme suspendu. « Impossible de faire cours depuis mercredi, raconte Mme Benguigui. Les jeunes ont besoin de parler, ils oublient la récré… La prise de conscience a jailli. On frôle parfois le concours d’éloquence. Je suis éblouie. »

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