MosaikHub Magazine

17 juillet 1959. Démolie par la drogue et l’alcool, Billie Holiday meurt à l’âge de 44 ans.

vendredi 17 juillet 2015

La veille de sa mort, "Lady Day" se fait encore livrer de la drogue sur son lit d’hopital.

Par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos
Nous sommes le 17 juillet 1959. L’aube est déjà en deuil de Billie Holiday qui gît en piteux état sur son lit du Metropolitan Hospital de Harlem. La peau sur les os, respirant à peine, quasiment dans le coma, la plus grande de toutes les chanteuses de jazz est en train de payer trente années de consommation de drogue : cirrhose, insuffisance rénale et, maintenant, une congestion cérébrale. Cette fois, elle est vraiment foutue. Il y a deux jours, elle a reçu les derniers sacrements, la mort va débarquer. On l’avait prévenue en début d’année que sa cirrhose avait bien progressé et qu’il fallait qu’elle arrête le tabac, l’alcool et surtout la drogue, mais rien n’y a fait. Voilà un mois et demi qu’elle est bouclée dans cette piaule d’hôpital. Le pire, c’est qu’elle s’y est fait livrer de la dope et que les flics l’ont chopée. Non seulement elle agonise, mais elle est, en plus, en état d’arrestation. Bref, si par miracle elle ne crève pas à l’hôpital, elle devra filer directement en prison. Pas question, elle a déjà trop goûté aux geôles ! À 3 h 10 du matin, Billie arrête de respirer. Elle a seulement 44 ans, sa vie entière n’aura été qu’un enchaînement de malheurs. Il ne manquerait plus que Jenifer enregistre des reprises de ses titres...

Dès sa naissance en 1915, c’est mal barré pour Billie. Sa mère Sadie Fagan, 19 ans, est loin d’être stable et son père, Clarence Holiday, un musicien de 17 ans toujours sur les routes, n’a pas le temps de s’encombrer d’un lardon. L’enfance d’Eleonora Fagan (son premier nom) est mouvementée, ambiance "ghetto". Elle est souvent livrée à elle-même, sa mère est trop prise par ses petits boulots chez les Blancs ou à se prostituer pour s’occuper d’elle. La petite ne fait que des conneries, oublie vite l’école, vole régulièrement, se retrouve en maison de correction et à 10 ans, pour en ajouter à son bonheur, elle est violée par un voisin, une nuit, alors que sa mère est encore dehors à bourlinguer avec on ne sait quels bonshommes. Du coup, l’administration place Eleonora dans une famille d’accueil. Enfin une lueur d’espoir : sa nouvelle famille habite Baltimore, la ville du jazz. Elle kiffe à mort... Elle a tout le temps envie de chanter, et Dieu sait qu’elle est douée. À 13 ans, sa mère la reprend avec elle pour l’emmener à New York refaire leur vie. Et quelle nouvelle vie ! Leur demeure n’est autre qu’un bordel ! Les passes, les hommes, la violence, les problèmes avec la justice deviennent le quotidien de l’adolescente. Merci, maman. Mais Zahia lui apporte un rayon de soleil en lui expliquant que le cul mène à tout, même à défiler pour Lagerfeld...

Des standards à 20 ans

En pleine prohibition, la jeune fille découvre les joies des boîtes clandestines de Harlem où elle s’enivre de jazz, mais aussi de whisky, sans parler des pétards. Défoncée ou pas, elle joue de sa voix comme d’un véritable instrument, elle chante la musique sans jamais l’avoir apprise, c’est un génie. Ses idoles : Louis Armstrong et Bessie Smith, qu’elle imite à merveille. À 15 ans, elle choisit son nom de scène : Billie, comme Billie Dove, une actrice dont elle est fan depuis toujours, mais aussi parce que son père, les rares fois où il la voyait, s’amusait du garçon manqué qu’elle était en la surnommant "Bill". Elle emprunte le nom de son père, Holiday, car celui-ci commence à être connu à New York en tant que musicien, et cela peut servir.

Entre deux passes, la jeune Billie Holiday se met à chanter dans les clubs, à vivre de ses pourboires. En 1933, à l’âge de 18 ans, elle est repérée par André Manoukian qui finit par lui préférer Liane Foly... C’est finalement un producteur de la Columbia qui lui ouvre les portes du studio tellement sa voix est unique ! Ensuite, tout s’enchaîne, elle enregistre avec le clarinettiste surdoué Benny Goodman, rien que ça. L’année suivante, elle se produit au mythique Apollo Theater. La sauce commence à prendre. Elle chante accompagnée des plus grands : Duke Ellington, Miles Davis, Lester Young. En ce dernier, elle trouve un frère. Il la surnomme "Lady Day", elle l’appelle "President", ou "Prez", c’est plus court. Le duo de choc enregistre plus de 50 morceaux ! La vingtaine à peine dépassée, elle a déjà une tonne de standards dans sa besace : What a Little Moonlight Can Do, Miss Brown to You, It’s Like Reaching for the Moon, I Cried for You, Billie’s Blues, I’ll Get By et bien d’autres, sans parler en 1939 de Strange Fruit, une chanson mythique contre le lynchage. Elle devient l’une des vedettes incontournables du jazz. Une belle revanche ? Pas vraiment.

Initiée à l’opium et à l’héroïne

Avec la gloire, l’argent, la débauche, les soirées arrosées, son quotidien devient galère. Elle passe de mec en mec, chaque fois, ce sont de vrais "macs" qui la soumettent, l’escroquent, la cognent, mais pour elle, c’est presque normal. Alors qu’elle est au sommet de la gloire, la première artiste noire à monter sur la scène du Metropolitan Opera, après avoir signé un contrat inespéré avec un label, et alors qu’elle a enfin une chance de prendre sa revanche sur le passé, Lady Day, 21 ans, est initiée à l’opium et à l’héroïne ! Bientôt, c’est la défonce en permanence. Les risques du métier... Malgré tout, elle assure sur scène, ses disques se vendent comme des petits pains. Mais ses royalties disparaissent dans la dope et dans les poches de ses ordures de mecs. En 1947, elle se retrouve même en prison pour possession de stupéfiants. La voilà derrière les barreaux pour un an et un jour. Un an sans un shoot, sans une note, le calvaire.

Dix jours après sa sortie de prison, son public ne l’a pas abandonnée, elle triomphe au Carnegie Hall qui affiche complet. Pour une fois, elle est clean et ses longs gants blancs ne sont pas là pour cacher les traces d’injection sur ses bras, sa robe noire est splendide, ses éternels gardénias accrochés dans les cheveux, elle sort sa plus belle voix et c’est un triomphe. Est-elle enfin tirée d’affaire ? Absolument pas. Elle replonge aussi sec dans l’héroïne et n’assure bientôt plus une cacahuète.

"Accrochée au piano comme à un bastingage" (Sagan)

En 1951, elle remonte un peu la pente avec Louis McKay, qui l’aide à relancer sa carrière. Elle sort le disque Billie Holiday Sings, qui est un succès. Trois ans plus tard, elle réalise son vieux rêve d’une tournée en Europe, dont elle revient enchantée pour mieux replonger. En 1956, Billie est de nouveau arrêtée avec de la drogue. Elle s’en tire en épousant Louis McKay, avec qui elle avait pourtant rompu, pour éviter qu’ils n’aient à témoigner l’un contre l’autre au procès. Sa santé se dégrade à vue d’oeil. Sa tournée européenne de 1958 est un carnage ! Françoise Sagan écrit : "C’était Billie Holiday et ce n’était pas elle, elle avait maigri, elle avait vieilli, sur ses bras se rapprochaient les traces de piqûres. [...] Elle chantait les yeux baissés, elle sautait un couplet. Elle se tenait au piano comme à un bastingage par une mer démontée. Les gens qui étaient là [...] l’applaudirent fréquemment, ce qui lui fit jeter vers eux un regard à la fois ironique et apitoyé, un regard féroce en fait à son propre égard." Pourtant le docteur Hollande, qui l’examine, décèle une embellie...

Début 1959, elle apprend que sa cirrhose est bien avancée, tente d’arrêter de boire, en vain. Le gin coule à flots. Ses amis la supplient de se faire hospitaliser, elle n’est plus qu’un cadavre ambulant, elle refuse. La mort de son ami de toujours Lester Young, en mars, n’arrange en rien son état. "La prochaine, c’est moi", dit-elle. Elle s’effondre chez elle le 30 mai 1959, méconnaissable. Star ou pas star, elle est balancée comme une vieille chaussette au Metropolitan Hospital de Harlem, c’est là qu’atterrissent les Noirs et les camés.

100 000 dollars de royalties en six mois

En plus de sa cirrhose, on lui découvre une insuffisance rénale et un souffle au coeur. À l’hosto, plus de drogue ! Elle est mise quelques jours sous méthadone pour pallier le manque. Mais même sur un lit d’hôpital, elle trouve le moyen de se procurer de l’héro, de la vraie. Pour dégotter du fric, elle s’adresse à son ami William Dufty, chaque jour à son chevet. Ce journaliste, fan de la diva, avait rassemblé trois ans auparavant toutes ses vieilles interviews pour en faire son autobiographie, Lady Sings the Blues, une version bien édulcorée de sa vie, bourrée de mensonges. Dufty a l’idée de vendre un article à Confidential, "J’avais besoin d’héroïne pour vivre", pour obtenir du cash et fournir sa dose à la déesse. Le 11 juin, stupeur, quand une infirmière découvre un sachet de blanche dans la boîte à mouchoirs de la star. Elle revient illico encadrée de deux flics, c’est reparti pour Billie. Sa chambre est perquisitionnée, son téléphone coupé, on lui confisque ses romans, son électrophone, ses disques, elle est en état d’arrestation ! Dès la fin de sa convalescence, elle aura affaire à la justice ! Encore ! Et c’est presque couru d’avance, elle retournera en prison.

Le 10 juillet, alors que son état commençait à s’améliorer un peu, subitement, c’est la dégradation, et à vitesse grand V. McKay refait bizarrement surface, leur divorce n’a pas encore été prononcé, il est son seul héritier et fait tout pour s’assurer les droits de la future défunte. Le 15, on fait appeler un prêtre pour les derniers sacrements ; le 17, c’en est fini pour elle. Certains prétendent qu’elle s’est laissée mourir pour ne pas retourner en prison. McKay fait le compte de son héritage : 1 345 dollars, et c’est tout ! Mais il s’est assuré tous ses droits : il empoche 100 000 dollars de royalties en seulement six mois. C’est dire ce que Billie a pu gagner ces dernières années, et combien elle a laissé à ses dealers et amants. Le 21 juillet 1959 à la cathédrale St. Paul, trois mille personnes se bousculent jusque dans Columbus Avenue. Elle est enterrée au cimetière St. Raymond, dans le Bronx, dans la même tombe que sa mère. Louis McKay fait déplacer son cercueil dans une tombe séparée en 1960, sur laquelle il fait graver un message d’amour, "À ma femme bien-aimée". Quel culot !


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie