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« Mokusatsu », l’erreur de traduction qui a changé le cours de la Seconde Guerre mondiale

mardi 2 septembre 2014

Il s’en est fallu d’un rien pour que la bombe atomique ne soit pas larguée sur Hiroshima, précipitant la capitulation du Japon, le 2 septembre 1945. D’un mot, pour être précis. Souvent présentée par les linguistes comme la plus grave erreur de traduction de tous les temps, l’interprétation du terme « Mokusatsu » est au coeur d’un des pires carnages du XXe siècle.

Il y a 69 ans, le 2 septembre 1945, le Japon signait officiellement son acte de capitulation à bord de l’USS Missouri, mettant ainsi fin à la Seconde Guerre mondiale. Meurtri par deux bombes atomiques, amputé d’Hiroshima et de Nagasaki, le pays du Soleil-Levant déposait officiellement les armes, 39 jours après que les Alliés l’eurent exigé dans la Déclaration de Potsdam.

Au-delà des nombreuses concessions qu’elle faisait au Japon, cette Déclaration, signée le 26 juillet par le président américain Harry S. Truman, le Premier ministre britannique Winston Churchill et le président chinois Tchang Kaï-chek était pourtant claire sur la tempête de feu qui s’annonçait :

« Nous appelons le gouvernement du Japon à prononcer aujourd’hui la capitulation sans conditions de toutes les forces armées japonaises. [...] Sinon, le Japon subira une destruction rapide et totale. »

Les adjectifs n’ont pas été choisis au hasard. La titanesque Opération Downfall (débarquement terrestre programmé pour le 1er novembre) n’était plus la seule option américaine : Truman savait alors depuis dix jours que sa bombe atomique était opérationnelle. Ce qu’il ne savait pas encore, c’est qu’il ordonnerait de la lâcher sur Hiroshima, le 6 août, puis Nagasaki, le 9 août.
Sa décision finale était suspendue à la réaction des autorités nippones. Mais alors que l’ultimatum allié avait le mérite de la clarté, le Japon choisira d’y faire une réponse pleine d’ambiguïtés : « Mokusatsu ». Un mot qui sera trop vite traduit par « ignorer avec mépris ». Un mot qui lui coûtera très cher.

Lost in translation

L’Histoire est émaillée d’erreurs de traduction aux conséquences diplomatiques plus ou moins graves (encore récemment, sur TF1, le pauvre Gilles Bouleau a bien involontairement énervé Vladimir Poutine). Mais jamais avant « Mokusatsu » un quiproquo n’était devenu casus belli.
Le mot sera lâché le lendemain de la radiodiffusion de la Déclaration de Potsdam. Pressé par les médias de réagir, le Conseil de guerre suprême est alors profondément divisé. Le cabinet est composé du Premier ministre Kantaro Suzuki, du ministre des Affaires étrangères Shigenori Togo, du ministre de la Guerre, du ministre de la Marine, du chef des Armées et du chef de la Marine.

Pour les quatre militaires, l’affaire est entendue : il faut refuser de capituler. Mais Togo demande du temps. Il veut attendre la réaction des Russes, solliciter leur médiation et obtenir la pérennité de l’Empire en échange de la capitulation inconditionnelle du Japon. Partisan précoce de la reddition, il vient de voir le télégramme de Shun’ichi Kase, son ambassadeur en Suisse, qui conseille lui aussi d’accepter la défaite.

Les deux diplomates ont parfaitement noté que « la capitulation sans condition » exigée s’applique seulement aux militaires, et pas au gouvernement ni au peuple japonais. Tous deux lisent dans le choix des mots et dans les concessions du texte « une profonde réflexion » pour parvenir à un accord. Tous deux comprennent surtout que les Alliés « ont pris la peine d’offrir au Japon les moyens de sauver la face ». Seul l’avenir de l’Empire n’est pas garanti dans le texte, mais les Russes peuvent aider. Shigenori Togo parvient à arracher un compromis et à calmer l’ardeur des militaires.
Pour temporiser et contenter la presse, un compte-rendu de la réunion est alors rédigé dans lequel le Conseil de guerre suprême explique qu’il a décidé de répondre « mokusatsu » à l’ultimatum. Mais les militaires en veulent plus. Pour leur donner des gages et clarifier la position du gouvernement, le Premier ministre organise une conférence de presse dans l’après-midi du 28 juillet et aurait répété (les sources diffèrent à ce propos) :

« Cet ultimatum n’est rien d’autre qu’une reprise de la Déclaration du Caire. Pour le gouvernement, il n’a donc pas de valeur en soi ; nous avons décidé de le “mokusatsu”. Et de poursuivre résolument nos efforts pour conduire cette guerre au succès. »

Personne ne le sait encore, mais ce mot vient de condamner le Japon. Mokusatsu (黙殺) est composé de deux kanji : moku (silence) et satsu (tuer). Littéralement, le terme signifie donc « tuer en silence ». Très prisé par les politiciens japonais pour son caractère équivoque, il peut vouloir dire « ne pas tenir compte de » ou « ignorer », mais aussi « sans commentaire », voire parfois « traiter avec mépris ». Le Premier ministre expliquera plus tard à son fils que c’était la deuxième acception qu’il avait en tête (« aucun commentaire »). Mais la presse opte pour la première.

Par une funeste ironie, ce sont les Japonais eux-mêmes qui vont tomber les premiers dans le piège de leur ambiguïté polysémique : le matin même, les journalistes de la Domei News Agency, l’agence de presse officielle, choisissent de traduire le « mokusatsu » de leur Premier ministre par « ignorer ». Dans la foulée, la version anglaise du Asahi Shimbun, l’un des principaux quotidiens de l’archipel, balance en une : « The Imperial governement of Japan will take no notice of this proclamation » (« Le gouvernement ne tiendra pas compte de cette déclaration »). La colère de Suzuki n’y peut plus rien : la traduction erronée fera la une de toutes les éditions, ricochera dans les couloirs des officines alliées, arrivera aux oreilles de Truman comme « un dédain silencieux », avant de retomber sur le Japon sous la forme de deux bombes atomiques.

Une passionnante note de la NSA explique comment, du point de vue américain, cette réponse des Japonais sera vue comme « un exemple typique de leur esprit fanatique et kamikaze ». Alors que Suzuki avait choisi le mot « mokusatsu » pour son ambiguïté, espérant ainsi calmer son armée tout en ménageant les Alliés, c’est une totale absence de nuance qui ressort finalement de ses propos en anglais. Interviewé des années plus tard, Truman semblait n’avoir toujours pas digéré ce vrai-faux hara-kiri :

« Quand nous leur avons demandé de capituler à Potsdam, ils nous ont répondu d’un ton méprisant... C’est tout ce que j’ai obtenu. Ils m’ont dit d’aller me faire foutre [...]. »

Qui a dit qu’on ne sortait de l’ambiguïté qu’à son détriment ?

Traduire en justice

Ce dialogue de sourd résume bien la complexité sémantique et politique de ce qui s’est joué pendant 72 heures. Si la diplomatie est bien l’art des nuances, encore faut-il s’assurer qu’elles soient perçues. Or, dans cet imbroglio du « mokusatsu », l’essentiel s’est joué en sourdine. Dans les deux camps, la paix a été tuée en silence...

Même si les Américains traîneront pour toujours les 40 kilotonnes largués sur Hiroshima et Nagasaki, leur responsabilité n’est pas directement engagée dans ce quiproquo. Leurs efforts pour offrir une porte de sortie honorable au Japon ont largement démontré leur volonté de trouver une issue diplomatique au conflit. Par ailleurs, comment les tenir responsables d’une traduction émanant d’une agence de presse japonaise ? Et même si un traducteur de l’armée américaine avait eu sous les yeux le texte original, qu’aurait-il fait d’un mot intraduisible ? La note de la NSA imagine la scène :

« On voit d’ici le colonel frapper son bureau de colère et hurler : “Mais que voulez-vous dire par : ’Mokusatsu peut signifier ’Sans commentaire’ ou ’Ignorer avec mépris’ ?!’ Nom de dieu soldat, je ne peux pas aller voir le chef des forces armées avec ça ! Je dois lui donner des faits précis, pas un questionnaire à choix multiples ! Alors vous vous remettez au boulot et vous me donnez une traduction valable. »

Mais en réalité, les États-Unis ont eux aussi péché par ambiguïté. En n’annonçant pas clairement leurs intentions dans la Déclaration de Potsdam, en dissimulant aux Japonais qu’ils possédaient la bombe atomique, ils ont induit un doute raisonnable dans l’esprit de leurs adversaires. Après tout, l’archipel vivait depuis plusieurs mois sous un tapis de bombes américaines : comment cela pouvait-il être pire ?
Truman aurait pu leur expliquer, mais le risque était trop grand. La crainte du Président n’était pas d’en dire trop au Japon, ni même de dévoiler son jeu aux Russes (Staline était déjà au courant). Non, c’était juste de provoquer la colère du Congrès américain : apprendre par voie de presse l’existence d’un programme secret de 2 milliards de dollars, c’est toujours difficile à avaler pour une démocratie. Même en temps de guerre.
Ironiquement, c’est également pour des raisons de politique intérieure que les Japonais ont tenté un coup de poker. L’ambiguïté du « mokusatsu » de Suzuki n’était-il pas d’abord destiné à ses propres troupes, d’abord calibré pour calmer une armée qui jusqu’alors n’avait jamais capitulé ? Depuis le coup d’état manqué de 1936, le militaire avait clairement pris l’ascendant sur le politique au Japon. L’option guerrière ralliait la majorité au Conseil de Guerre Suprême. Même après le cataclysme d’Hiroshima, le ministre de la guerre Korechika Anami justifiera la poursuite des combats par cette phrase lourde de sens : « Je suis convaincu que les Américains n’avaient qu’une seule bombe »

Dans ces conditions, Kantaro Suzuki savait que tout signe de faiblesse conduirait fatalement à la rébellion d’une armée bien connue pour ses factions (un coup d’état échouera d’ailleurs dans la nuit du 14 au 15 août, la veille de l’annonce de la capitulation japonaise). En fait de coup de poker, son « mokusatsu » était un aveu d’impuissance.

Le sens de l’Histoire

Lorsqu’on démonte la chaîne complexe des évènements, on comprend que le choix du mot « mokusatsu » est donc moins la cause du drame que la conséquence logique d’un rapport de force politique. Comme un coup forcé aux échecs, la disposition des pièces obligeait Suzuki à jouer ainsi. Reste la question de la traduction. Si « mokusatsu » avait été interprété comme Suzuki l’entendait, si comme l’espérait Togo, cette tactique avait permis de gagner du temps, le cours de l’histoire aurait-il dévié ? En supposant que les Alliés auraient patienté dix jours, peut-être…
Comme le rappelle très bien le professeur Tsuyoshi Hasegawa dans un article fascinant du Asia-Pacific Journal, le rôle de la déclaration de guerre russe (le 8 août) dans la capitulation nipponne est injustement minimisé. Malgré le choc psychologique considérable qu’elles ont provoqué, aucune des deux bombes atomiques n’a conduit à une véritable inflexion stratégique du côté japonais, juste à une prise de conscience. Historiquement, c’est l’ouverture du front russe en Mandchourie qui, en mettant fin à tout espoir de médiation et en rendant la situation stratégique du Japon intenable, a conduit l’Empereur à capituler.

D’où l’hypothèse discutable (et discutée) que l’offensive russe aurait pu suffire. Qu’Hiroshima et Nagasaki auraient été inutiles. Le Japon aurait de toute façon capitulé quelques semaines après le 8 août.

Reste que pour envisager cette hypothèse, il aurait fallu que les opérations américaines et russes se coordonnent et ne s’ignorent pas, que les deux superpuissances ne cherchent pas d’abord à avancer leurs pions sur l’échiquier oriental, que leurs intérêts respectifs ne fassent pas peser le risque d’un conflit majeur pour le contrôle de la région... Bref que la Guerre froide qui s’annonçait reste au chaud encore un peu. De la pure politique-fiction. Preuve que si la traduction erronnée de « mokusatsu » a sans doute déclenché le feu nucléaire, elle n’est paradoxalement responsable de rien : le sens d’un mot pèse peu face au sens de l’Histoire.

Julien Abadie


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