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Malgré la reprise économique, le Royaume-Uni touché par la faim

mardi 7 avril 2015

Robert Clarck est un homme qui en impose. Un bon mètre quatre-vingt-dix, des tatouages bigarrés qui courent le long de ses bras, une voix de stentor qu’il déroule dans une parole rapide et gouailleuse. Pourtant, ce mercredi frisquet d’avril, Robert Clarck n’en mène pas large. C’est la deuxième fois qu’il se rend dans la food bank de son quartier, terme que l’on traduirait littéralement par « banque alimentaire » si l’expression reflétait vraiment l’esprit du lieu. La « banque » en question se tient dans le réfectoire d’une petite église du quartier de Southwark, dans le sud-est de Londres, où un meuble de cuisine sur lequel est disposé du café, de l’eau prête à bouillir pour les amateurs de thé, des parts de cheesecake maison et des petits gâteaux secs fait office de guichet.

Si Robert Clarck est là, calé dans un fauteuil en similicuir, c’est pour se procurer de la nourriture. Cet ancien conducteur de bus londonien de 60 ans a arrêté de travailler il y a quatre ans : à l’époque, il devait s’occuper de son épouse, gravement malade, qui est morte à l’été 2013. Puis il a rencontré lui-même de sérieux problèmes de santé.

Aujourd’hui guéri d’un cancer mais souffrant tellement du dos et du pied qu’il peine à se déplacer, l’homme vit quasiment sans le sou. Il reçoit 40 livres (environ 55 euros) d’allocations par semaine, garde parfois des enfants après l’école pour 15 livres (environ 21 euros) hebdomadaires et se fait surtout aider par ses deux filles qui habitent non loin. « Il y a des erreurs dans le calcul de mes allocations, plaide-t-il. En attendant que les autorités les corrigent, je suis obligé de venir ici. »

« Sans revenus du jour au lendemain »

M. Clarck n’est pas le seul dans ce cas, loin de là. « Quand les gens tombent malades, perdent leur emploi ou subissent de quelque manière que ce soit une baisse d’activité, l’administration met un délai ahurissant à prendre en compte le changement de situation », raconte Sue Ferret, qui s’occupe de la food bank accueillant M. Clarck. Entre-temps, « beaucoup se retrouvent sans revenus du jour au lendemain et ont des difficultés pour se nourrir ».

L’aide alimentaire d’urgence fournie par les organisations caritatives prévoit de la nourriture pour trois jours : des pâtes ou du riz, des conserves de viande et de légumes, des céréales, du lait, du thé et du sucre. En théorie, les bénéficiaires ne peuvent en profiter que trois fois en six mois, en échange d’un bon établi par un travailleur social ou un médecin et après un entretien personnalisé destiné à accompagner la personne dans la réalisation des démarches administratives qu’elle doit réaliser. En réalité, « face aux situations de détresse, on est parfois plus flexibles », concède Mme Ferret.

Dans le quartier de la gare de Waterloo, à quelques kilomètres de là, une autre food bank reçoit des victimes urbaines de la faim. La plupart de ceux qui y viennent travaillent, mais ne gagnent pas assez pour vivre correctement. Ce jour-là verra passer Jenna [les prénoms ont été modifiés] qui se débat pour faire vivre, sur son maigre salaire, son jeune fils handicapé et elle. Patrick, lui, a bénéficié de l’aide prodiguée par la banque alimentaire il y a six mois, et revient donner des coups de main. Ce jeune homme qui travaille dans la grande distribution a signé un « contrat zéro heure », qui impose une flexibilité extrême au salarié : l’entreprise décide du nombre d’heures que doit travailler le salarié, et seules les heures effectuées sont rémunérées. Certains mois, Patrick n’a rien touché. Alors la banque alimentaire est devenue une nécessité.

Lire aussi, en édition abonnés : La Grande-Bretagne, royaume des travailleurs pauvres

Au moins 2 millions de Britanniques mal nourris

Ces exemples ne sont ni des cas isolés ni des erreurs statistiques. L’association caritative chrétienne Trussel Trust a fait les comptes : au Royaume-Uni, le nombre de personnes s’étant tournées vers son réseau pour obtenir de la nourriture d’urgence est passé de 61 648 entre 2010 et 2011 à 913 138 entre 2013 et 2014, soit un nombre multiplié par 15 en trois ans. Et encore, souligne-t-on à l’association, cette donnée, aussi élevée soit-elle, ne reflète qu’une partie de la réalité.

▶ Fréquentation de banques alimentaires au Royaume-Uni

Aux 420 établissements gérés par l’association, il faut en effet ajouter au moins autant de banques alimentaires indépendantes, mais aussi compter les personnes vivant dans des endroits où une telle aide n’existe pas ou encore celles qui ne se rendent pas en ces lieux par peur du regard d’autrui. En 2013, l’ONG Oxfam estimait que 2 millions de Britanniques étaient mal nourris, et qu’un parent sur six se privait de nourriture pour mieux subvenir aux besoins de sa famille. Aucune région n’est épargnée, pas même la riche ville de Londres, qui compte à elle seule quelque 90 banques alimentaires.

Mais pourquoi le Royaume-Uni se tord-il ainsi de faim ? Comment ce pays qui affiche une insolente reprise économique dans une Europe n’en finissant pas d’être affectée par la crise peut-il porter en son sein des habitants qui ont de plus en plus de mal à se nourrir ?

Fin 2013, un rapport sur la faim et l’insécurité alimentaire au Royaume-Uni, mené par des parlementaires de tous bords, a mis en lumière la forte augmentation des prix des denrées alimentaires et du fioul domestique, à un rythme plus rapide que celui de la hausse des salaires et que celui de l’inflation.

Une politique « punitive » dirigée « contre les pauvres »

Mais l’invraisemblable augmentation de la pauvreté outre-Manche depuis quelques mois trouve aussi ses origines dans le « Welfare Reform Act 2012 », la réforme d’ampleur de la protection sociale initiée par le gouvernement conservateur de David Cameron. Le journaliste et économiste Stewart Lansley, coauteur d’un essai intitulé Breadline Britain : the Rise of Mass Poverty (« La Grande-Bretagne sous le seuil de pauvreté : la montée de la pauvreté de masse ») évoque une politique « punitive » dirigée « contre les pauvres, et non contre la pauvreté » :

« D’abord, le montant de certaines allocations a été considérablement réduit. Ensuite, et surtout, le gouvernement a introduit un régime de sanctions en 2013 : dans les faits, cela signifie que des chômeurs se voient refuser le versement d’allocations si leur jobcentre [équivalent britannique de Pôle emploi] estime qu’ils ne cherchent pas suffisamment de travail. »

L’application de cette réforme a été faite « de façon très injuste », insiste l’auteur, qui cite l’exemple de personnes temporairement radiées du système d’allocations pour ne pas s’être rendues à un rendez-vous du jobcentre pour cause… d’entretien d’embauche. Les effets de ce régime sont considérables : selon les calculs de M. Lansley, un million de personnes ont déjà été victimes d’interruptions du versement de leurs allocations – des sanctions qui durent au minimum quatre semaines et peuvent aller jusqu’à trois ans.

Engagements des travaillistes

A quelques semaines d’élections législatives qui pourraient déboucher, le 7 mai, sur un changement de majorité, le sujet de la pauvreté au Royaume-Uni est revenu sur le devant de la scène.

Le 26 mars, interrogé lors d’un débat télévisé sur le nombre de banques alimentaires dans son pays, M. Cameron a eu du mal à répondre, avant d’admettre que le recours à l’aide alimentaire avait augmenté depuis son arrivée au 10, Downing Street. S’ils restent au pouvoir, les tories entendent encore économiser 12 milliards de livres (16,4 milliards d’euros) en rabotant dans le régime de protection sociale. Les travaillistes, emmenés par Ed Miliband, se sont engagés quant à eux, en cas de victoire, à enrayer l’augmentation du nombre de banques alimentaires : ils promettent d’abolir le régime de sanctions, de réduire les retards de versements d’allocations, ou encore d’augmenter le salaire minimum.

Lire aussi : Les enjeux des législatives britanniques du 7 mai

Des propositions qui n’attaquent le problème qu’à la marge, estime M. Lansley : « Avec les travaillistes, le montant des allocations ne va pas être augmenté, et le salaire minimum ne sera pas beaucoup amélioré. » Et de pronostiquer : « La pauvreté va continuer de croître ces cinq prochaines années, lentement si les travaillistes l’emportent, rapidement si ce sont les conservateurs. »

Epiceries sociales géantes

Face à une situation qui pourrait durer, d’autres initiatives éclosent. En décembre, une épicerie sociale géante, appelée Community Shop, s’est ouverte au sud-ouest de Londres. Deuxième du genre au Royaume-Uni – un premier magasin avait ouvert en 2013 à Goldthorpe, dans le nord de l’Angleterre – elle permet à ses membres d’acheter des produits jusqu’à 70 % moins cher que dans les supermarchés, sous certaines conditions : les personnes doivent habiter à proximité, bénéficier d’aides sociales et s’engager à suivre un « programme de développement professionnel personnalisé » qui doit les amener à gagner confiance en elles pour trouver un travail.

« Nous ne sommes ni une banque alimentaire, ni une association caritative et nous donnons bien plus que de la nourriture », défend un de ses représentants, se lançant dans une démonstration contemporaine du proverbe « si tu donnes un poisson à un homme, il mangera un jour, si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours ». Les 750 personnes qui fréquentent le magasin londonien reçoivent ainsi des conseils pour gérer leur budget et leurs dettes, apprennent à cuisiner sainement avec peu d’argent, et sont entraînées à passer des entretiens d’embauche.

L’initiative se veut « plus positive » et « moins stigmatisante » que les food banks. Signe que la détresse alimentaire n’est pas en voie de résorption, 20 community shops de ce genre devraient ouvrir ces prochains mois dans tout le pays.

Enora Ollivier
Journaliste au Monde

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