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Lever de rideau pour « Haïti deux siècles de création artistique »

jeudi 20 novembre 2014

Le Nouvelliste |
Les 18 et 19 novembre 2014, la presse, les officiels puis le grand public ont pu visiter et s’approprier la grandiose exposition « Haïti : deux siècles de création artistique » qui se tient en la galerie sud-est du Grand Palais à Paris, à deux pas des Champs Elysées.

Dans la matinée du 18 novembre, dès 10 heures du matin, ce sont les journalistes et les artistes, les premiers, qui ont eu l’honneur d’investir par la porte H le Grand Palais. Les journalistes français, européens et haïtiens découvrent l’ensemble en même temps que les artistes. La scénographie met en valeur les œuvres sans a priori chronologique, dans un parcours qui mélange les genres et les âges, tout en respectant un ordre : il y a des tête-à-tête (trois en tout entre artistes), des espaces dédiés aux paysages, aux chefs, aux esprits et aux œuvres sans titre.

Passé une installation d’Edouard Duval-Carrié (La porte d’Haïti) qui donne sur la rue, le visiteur se retrouve dans l’escalier menant à la salle d’exposition devant une sculpture de Céleur Jean-Hérard (Handicapé) avant de rencontrer un ange de Lionel St Eloi (Musicien pour le catalogue, Libellule pour l’artiste) qui veille sur un coin boutique où des ouvrages, des CD, des DVD côtoient le rhum Barbancourt, les figurines en fer découpé ou des sacs du plus beau fini de Paula Coles. Tout dans ce petit magasin du Grand Palais parle d’Haïti. Vient d’Haïti. Connecte Haïti au monde.

La porte d’entrée de la salle même est gardée par « Jalouzi », une installation d’Elodie Barthélemy. Jalouzi est déjà en exposition. Cela confirme que ce qui se passe dans cette localité de Pétion-Ville retient l’attention des artistes. Plus de doute possible, nous sommes en présence d’une fête des sens et des arts, nous sommes en Haïti.

Il s’en suit une traversée riche, ponctuée de rencontres avec des œuvres de toutes tendances et de toutes les époques que les deux commissaires de l’exposition ont pu rassembler.

Si vous partez vers la gauche, vous tombez sur Manuel Mathieu et deux de ses tableaux. L’artiste, le plus jeune des exposants, est là et il se prête volontiers au jeu des questions. Si vous passez par la droite, ce sont deux œuvres de Sébastien Jean qui vous accueillent.

Au dos de l’installation Jalouzi qui sépare l’entrée en deux, ce sont des mots piments bouk, d’un créole cru, qui vous attrapent. « Tragédie tropicale », l’installation vidéo de Maksaens Denis ne fait pas dans la demi-mesure.

Suivre l’exposition, une pièce après l’autre, est indescriptible. Le visiteur se laisse aller à son rythme. Pour les Haïtiens, c’est une suite de découvertes. Personne n’avait déjà vu toutes les pièces présentées. Pour ceux qui pénètrent pour la première fois dans l’univers créatif de nos artistes, c’est un ravissement, tantôt poli, étonné ou admiratif. Il y a de tout dans cette exposition.

Quatre toiles de l’école Saint Soleil, de Tiga et de Levoy Exil, parlent à elles seules de ce courant porté aux nues par André Malraux, ministre de la Culture français qui en fit tout un chapitre de son dernier ouvrage. Mais personne ne raconte mieux Saint Soleil que Levoy Exil lui-même, ce boss maçon entre les mains de qui Tiga mit des pinceaux en lui disant qu’il était peintre. Levoy ne le savait pas encore. Il n’avait rien, ni peinture ni toile. Le reste est déjà de l’histoire tant cette communauté de Kenscoff changea le cours de l’histoire de l’art en Haïti.

L’un des tableaux de Tiga présents à l’exposition est celui-là même qui donna son nom au mouvement. Saint Soleil. Sur le mur d’à-côté, Louisiane Saint-Fleurant et Prospère Pierre-Louis aussi sont là.

Longeant le côté droit de l’expo, des œuvres d’Hector Hyppolite retiennent l’attention. Les Hyppolite sont rares à voir en Haïti. Ils sont nombreux au Grand Palais et pour cause.

Pour Hervé Télémaque, le peintre haïtien vivant le plus célèbre au monde, Hyppolite est le créateur de la peinture haïtienne, au milieu du XXe siècle. Et quand Télémaque, qui l’a connu, raconte, cela vous donne la chair de poule. « Dewitt Peters, le créateur du Centre d’Art, ayant vu sur les murs de son hounfor des illustrations d’Hyppolite, invita le hougan à rejoindre le Centre d’Art, Peters lui fournit le matériel et le laissa libre. Le reste, là aussi, est de l’histoire. Les tableaux d’Hector Hyppolite sont d’une essence qui touche à autre chose.

Pour lui rendre hommage, Télémaque présente une œuvre inspirée d’un tableau du maître « Le voyage d’Hector Hyppolite en Afrique ».

C’est devant cette œuvre qu’il raconte au Nouvelliste son parcours de jeune sorti du Centre d’Art qui étudia tour à tour aux Etats-Unis puis en France où il est devenu grâce à son assiduité et à des commandes publiques des musées français un immense peintre à la cote élevée.

« Toujours, j’ai gardé Haïti au fond de moi et dans mon oeuvre », dit avec fierté ce neveu du grand poète Carl Brouard, heureux de se retrouver dans une exposition aux côtés de celui qui fut son premier professeur : Max Pinchinat.

A côté de lui, une série de tableaux traitent des chefs qui sont une constante dans l’histoire d’Haïti. Pas des chefs qui furent des mécènes ou protecteurs des arts, par des autorités éclairées qui ouvrirent de nouveaux horizons aux artistes et enrichirent le patrimoine de la nation, non des chefs dans leur banalité. Il y a les Duvalier traités selon une technique originale par Sasha Huber, artiste d’origine haïtienne qui vit en Finlande. Sur des panneaux de bois de récupération Huber a, clips par clips (Il faut dire agrafe par agrafe métallique), reproduit le visage des deux dictateurs. Il y a un surprenant Ti Bobo et des pintades (si vous ne voulez par voir les macoutes pour ce qu’ils sont) au garde-à-vous devant une caserne, deux toiles de Fritzner Latour. Il y a toute une galerie de nos chefs d’Etat mis à la disposition de l’exposition par Nicole Lumarque et, clou de cette série, un Madan Letan colossal avec une généreuse poitrine aux trois seins. Cette sculpture d’André Eugène, faite de récupérations hétéroclites, est surprenante de beauté et de grandeur.

Pour traverser d’un pan à l’autre de la grande salle rectangulaire qui accueille l’exposition, un autre tableau d’Hervé Télémaque « La Terre couchée » (huile sur toile et tôle récupérée, triptyque de 175 x 800 cm) fait le mur.

« La terre couchée » est réunie par une simple feuille de tôle comme on en recouvre les maisons en Haïti. L’œuvre est en tête-à-tête avec deux tableaux de Jean Michel Basquiat, fils d’haïtien authentique qui a fugué du domicile familial pour échapper à la poigne de son comptable de père émigré aux Etats-Unis d’Amérique avec les principes de son éducation d’Haïtien des années 60. De cette fuite et de l’errance du jeune Basquiat naîtra la carrière de celui qui appartient aujourd’hui au top 5 des artistes les plus chers au monde.

Basquiat dans une exposition d’Haïti est une constance, surtout en France, la dernière grande exposition sur Haïti, « Haïti, anges et démons (1945-2000) », à la Halle Saint-Pierre du 20 mars au 30 juin, à Paris, avait une œuvre de Basquiat comme porte-étendard de la campagne d’affichage.

Pour sortir de Basquiat, une installation vidéo de Barbara Prézeau- Stephenson (Le cercle de Freda) vous repose. « Cérémonie à Damballah » qui fait face au « Paradis terrestre » de Wilson Bigaud aussi tant les couleurs sont reposantes même si les sujets paraissent éloignés. Une œuvre sans titre (cinq huiles sur toile de 130 x 195 cm chaque) tout en hauteur, de Mario Benjamin, vous oblige à lever la tête alors que Patrick Vilaire joue avec la vie qui s’en va en présentant une brouette piétinant l’ombre portée de celui qui manque à la pièce : le fossoyeur de nos vanités.

La mort et les mystères occupent le centre de la salle avec des pièces de Pierrot Barra, une vierge de Nasson, des drapeaux vaudous de Myrlande Constant, des crânes humains sertis de paillettes de Dubréus Lhérisson, un « Bossou trois cornes » de Frantz Jacques a.k.a. Guyodo, un « Gisant » de Ronald Mevs, le cercueil peint (Mon cercueil) de Préfète Duffaut, une croix stylée de Georges Liautaud, les symboles du chapitre Royal Arche représentant les 12 tribus d’Israël (peints par Sénèque Obin, Collection de la respectable loge l’Haïtienne du Cap-Haïtien) et les piliers du 18e degré représentant les vertus théologales (Charité, Foi, Espérance) sortis pour une fois de leur chambre. Il y a aussi un gigantesque « Legba » d’André Eugène dont le sexe turgescent donne l’impression de traverser la salle entière.

Les sculpteurs sont présents en force dans l’exposition. Ce n’est pas la première fois que les œuvres des St Eloi, Guyodo, Vilaire, Eugène, Céleur et compagnie sont présentées à l’extérieur, mais elles en imposent sur les toiles.

Est-ce une question d’époque ? La majorité des tableaux sont de petits formats. On dirait que nos peintres peignaient à la mesure des murs de leurs clients des années 40-50-60-70-80. « Le baiser » d’Hector Hyppolite fait 30x32 centimètres, le « Saint Soleil » de Tiga 51X41 centimètres et « La démocratie en marche » de Philomé Obin fait 45X57 centimètres. Bien entendu, la taille ne détermine pas la valeur ni symbolique ni financière d’un tableau, mais il a fallu attendre longtemps pour que les grands formats s’imposent.

Dans une forêt de petites pièces, le Legba d’André Eugène (bois, pneu et métal recyclé mesure 514 x 262 x 108 cm) fait de deux châssis de voiture ou la trinité (le père, la mère et la fillette) des « Zwazo » de Céleur Jean-Hérard paraissent immenses.

De part et d’autre de la salle, des tableaux de différentes époques rappellent aux visiteurs que l’art naïf ou Saint Soleil ne sont pas les seuls courants de la peinture haïtienne. Très tôt, dès les premières années du Centre d’Art, les Saint-Brice, Lucien Price, Max Pinchinat et les autres se sont essayés sur d’autres chemins et l’exposition le montre avec bonheur.

L’Ecole de la beauté est aussi présente avec une pièce de Bernard Séjourné. Une œuvre d’un plasticien qui vit à Berlin, Jean Ulrick Désert (Constellation de la déesse/Ciel au-dessus de Port-au-Prince) donne à voir ce que les Haïtiens de la diaspora font même si les grandes métropoles d’Amérique du nord sont absentes de la sélection.

La joie et le plaisir semblent aussi un peu éloignés des préoccupations des artistes haïtiens. Tout n’est pas sombre comme dans ce seul tableau de Stevenson Magloire, artiste mort assassiné dans les années 90, mais le plaisir finit mal dans cette toile de Marie Hélène Cauvin (Private beach party).

Somme toute, l’exposition vue par les journalistes dans la matinée était prête pour les VIP quelques heures plus tard.

Ce fut un déferlement d’officiels, d’amis d’Haïti et de people qui se pressèrent en fin d’après-midi pour le cocktail de vernissage puis l’ouverture officielle de la manifestation.

L’exposition « Haïti : deux siècles de création artistique », au-delà du fait que c’est une exposition réussie, une belle installation qui permet effectivement de faire une belle promenade dans l’histoire de la création des arts plastiques en Haïti, a été l’occasion, lors du vernissage, d’un bon moment de rencontre entre la diaspora haïtienne en France, les amis d’Haïti et la presse.

C’est l’emblématique Christiane Taubira, ministre de la Justice en France et la ministre de la Culture d’Haïti, Monique Rocourt, représentantes de leurs gouvernements respectifs, qui ont officiellement ouvert l’exposition qui doit durer jusqu’au 15 février 2015.

Une inauguration à la hauteur de l’exposition où ont payé de leur présence, entre autres, des écrivains, chanteurs, footballeurs, artistes, comme Bernard Lavilliers, Clovis Taittinger, Lilian Thuram, l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens, toujours en France après avoir été couronnée au début du mois par le prix Femina, Louis Philippe Dalembert, Valérie Marin Lameslée, Maryse Condé, et des personnalités haïtiennes qui avaient fait le déplacement comme le gouverneur de la banque centrale, Charles Castel, ou le recteur de l’Université Quiskeya, M. Jacky Lumarque.

Les organisateurs de « Haïti : deux siècles de création artistique », grâce à l’ambassade d’Haïti à Paris, ont réussi à faire venir beaucoup d’artistes sur place qui se sont joyeusement mêlés aux mille et plus d’invités présents dans l’aile sud-est du Grand Palais.

Entre les œuvres des Jean Michel Basquiat, Philomé Obin, Mario Benjamin, Guyodo, Lionel Saint Eloi, Télémaque, c’est quelque chose qui va au-delà de la beauté, de la simple présentation ou de la représentation qui s’est passé ce mardi 18 novembre, jour de la bataille de Vertières, par un bel hasard de calendrier.

Les deux commissaires de l’exposition, Mireille Jérôme et Régine Cuzin, ainsi que le président du Grand Palais, Jean-Paul Cluzel, ont accompagné les ministres pour le tour de l’expo qui a été long, 168 oeuvres, toutes extraordinaires, face auxquelles il était impossible de ne rester que quelques secondes et aussi parce que beaucoup d’invités voulaient parler aux ministres.

Cette ouverture en fanfare laisse augurer d’une belle vie à cette exposition au Grand Palais et ailleurs. C’est une autre belle fenêtre qui s’est ouverte sur l’art plastique haïtien.

D’ailleurs, le 19 novembre, aux premières heures, le grand public a procédé à la troisième inauguration de l’exposition.

AUTEUR

Frantz Duval

duval@lenouvelliste.com


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