MosaikHub Magazine

Johan Cruyff, le footballeur total

lundi 28 mars 2016

Le légendaire footballeur puis entraîneur néerlandais est mort ce jeudi à l’âge de 68 ans. Avec son talent et son charisme, il a révolutionné ce sport.

Par Alexandre Borde

En novembre dernier, peu après l’officialisation de son cancer du poumon, il déclarait à la presse qu’il allait bien et qu’il « gagnerait ce match ». Lui, le Prince du football, qui a toujours raison sur tout, n’allait quand même pas reconnaître publiquement que ses soucis de santé le rattrapaient. Il avait déjà vaincu la mort en février 1991, après avoir subi avec succès un double pontage coronarien. Depuis, cet ex-fumeur compulsif avait dit stop au tabac en faisant même un spot de publicité où on le voyait shooter dans un paquet de blondes. Mais, 25 ans plus tard, la Faucheuse avait prévu un match retour, qu’elle a remporté ce jeudi 24 mars 2016.

Un des meilleurs joueurs de l’histoire

Johan Cruyff, footballeur puis entraîneur néerlandais de renom, fait partie des meilleurs joueurs de l’histoire du ballon rond. Mais à la différence de Pelé, de Maradona ou de Beckenbauer, il n’a jamais remporté la Coupe du monde. Certes, la légende batave, avec l’Ajax Amsterdam au profit duquel il a écrit les plus belles pages de l’histoire de ce club, a trusté la Coupe des champions trois années d’affilée en 1971, 1972 et 1973. Il a été aussi le premier footballeur à remporter trois fois de suite le Ballon d’or, bien avant Michel Platini ou Lionel Messi. Mais Johan Cruyff, ce n’était pas que des titres et des récompenses individuelles qui s’empilaient. En plus de son extraordinaire talent balle au pied, son fort caractère et son charisme ont révolutionné le statut du footballeur professionnel. Comme joueur, il a contribué à augmenter considérablement le niveau de vie de ses homologues. Avec son ancien agent, qui était aussi le père de sa compagne, il se montra intraitable dès son plus jeune âge dans la négociation de ses contrats avec l’Ajax, mais aussi avec la sélection nationale néerlandaise. Pour Cherif Ghemmour, auteur d’une brillante biographie sur cette icône, les Néerlandais forment historiquement une nation de commerçants. Ce n’est donc pas un hasard si c’est un Batave qui a décomplexifié le footballeur vis-à-vis de l’argent. D’ailleurs, Cruyff lui-même était issu d’une famille de marchands.

Le Néerlandais le plus influent du XXe siècle

Considéré comme le citoyen néerlandais le plus célèbre du XXe siècle, sa postérité surpasse largement celle des souverains et des personnalités politiques qui se sont succédé à la tête de son pays. Après guerre, les Pays-Bas demeuraient aux oubliettes de la communauté internationale : aucun rôle diplomatique majeur dans les deux guerres mondiales, poids culturel quasi inexistant, patrimoine limité aux seuls chefs-d’oeuvre de Rembrandt ou de Van Gogh. Pur produit des sixties, Johan Cruyff a fait ressortir sa patrie de la cave et a redonné de la fierté à tout un peuple qui se sentait ignoré. Par le sport, mais aussi par sa propension à bousculer les codes sociaux. À cause, ou grâce à lui, cette nation comprend alors que, pour peser, elle doit sortir du lot, ce qui explique en partie sa législation libertaire concernant la consommation de stupéfiants et le sexe tarifé.

En décidant de hausser la voix sur sa rémunération, Cruyff ne fait pas qu’exploser les chaînes de forçats des footballeurs des années 1960. Il secoue son pays. Même dans la numérotation du maillot, il veut sortir du lot en arborant un numéro 14 alors qu’à l’époque, les liquettes dotées de ce nombre était dévolues aux remplaçants. Il révolutionne les rapports à l’autorité et remet en cause les valeurs conservatrices de l’ordre ancien. Un exemple : le 20 octobre 1968, le sélectionneur de l’équipe nationale, Georg Kessler, a dû faire face à une mutinerie de joueurs dirigée par Johan Cruyff. Leur revendication ? La prime de participation de 200 florins pour trois jours d’entraînement plus le match était jugée insuffisante. Problème pour la Fédération néerlandaise, le meneur de cette rébellion fait preuve d’un réalisme inattaquable. « Quand ma carrière sera finie, je ne pourrai pas me pointer chez le boulanger en lui balançant : je suis Cruyff, filez-moi du pain », argumentait-il.

À l’instar des groupes de rock, nouvelles coqueluches des jeunes, Cruyff conciliait parfaitement son talent avec le business. Il était l’un des représentants symboliques de cette génération pressée qui entendait bien bousculer la hiérarchie et la suprématie de la précédente. Tel Jim Morrison des Doors - We want the world and we want it now (nous voulons le monde et nous le voulons maintenant) -, Johan Cruyff importa cet état d’esprit insurrectionnel dans le sport.

Individualisme et football total

Sa démarche de vouloir gagner le plus d’argent possible était pourtant purement individualiste. Il ne s’érigeait pas en Martin Luther King du ballon rond, avec comme seul souci l’amélioration de la vie de sa communauté. Il se considérait au-dessus de la mêlée formée par ses coéquipiers et n’était donc pas dérangé d’être largement mieux payé que les autres. L’avènement du néo-libéralisme comme idéologie dominante aura été une aubaine pour lui, même s’il se prétendait apolitique. Il en avait déjà adopté les réflexes. Individualiste dans le privé, Johan Cruyff avait néanmoins le souci du collectif sur une pelouse. Lorsqu’il revêtait le maillot de l’Ajax ou des Pays-Bas, son principal souci était de développer avec son équipe le meilleur jeu possible. Son génie, il l’a mis au service de l’équipe et cela a donné, sous l’autorité du coach Rinus Michels, l’une des plus belles inventions tactiques du ballon rond : le football total, fait de mouvement perpétuel et de pressing intensif, permettant aux défenseurs d’attaquer et aux attaquants de défendre, de telle sorte que le danger pouvait venir de partout. Cruyff était le chef d’orchestre de cette symphonie. Par un geste, un regard ou une intonation, il guidait le positionnement de chacun de ses coéquipiers.

La frustration du Mondial 1974

Mais un point noir tache sa carrière : la finale de la Coupe du monde 1974, perdue 2-1 face à la R.F.A. L’une des plus belles sélections de l’histoire du football, au même titre que le Brésil de 1970, échoue aux portes du sacre. Mais Johan Cruyff ne voyait pas cette défaite comme un échec total. Dans une interview parue dans L’Équipe en 2014, il relativisait cet épisode. « Pour moi, ce n’est pas une blessure. C’est un match perdu, peut-être la défaite la plus importante de ma vie, mais adoucie par cette réflexion : aujourd’hui, 40 ans après, tu vas dans les coins les plus reculés de la planète et tu demandes : qui a perdu la finale de 1974 ? 90 % des gens te répondront : les Pays-Bas. Nous sommes les seuls perdants dont les gens se souviennent. » Dans le magazine So Foot, en 2015, il parlait même de victoire morale à propos de cette finale.

Le jeu plutôt que l’enjeu ? Plus que ça encore, Johan Cruyff a démontré que le style pouvait contribuer à la victoire. Mais il a dû attendre d’être entraîneur pour imposer cette théorie au monde du football. Son laboratoire sera le FC Barcelone à la fin des années 1980, début des années 1990. Catalan d’adoption depuis les années 1970 - après avoir insisté, en tant que joueur du Barça, pour que son fils prenne le prénom de Jordi, éponyme du Saint-Patron de la Catalogne alors que l’Espagne était dominée par le franquisme pro-castillan -, il était dans un contexte idéal pour prouver que le football offensif pouvait être synonyme de succès dans le football moderne. Son héritier sur le banc du Barça, Josep Guardiola, a actualisé les préceptes du maître Johan au regard des exigences du XXIe siècle, ce qui a donné l’extraordinaire équipe du Barça 2009-2011, colonne vertébrale de l’équipe nationale espagnole, qui a dominé le football mondial ces dernières années. L’empreinte qu’il laisse dans ce sport est indélébile.


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie