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« En cas de nouvelle crise, l’entente franco-allemande nous manquerait très fort »

vendredi 28 novembre 2014


Propos recueillis par Philippe Ricard
Herman Van Rompuy cède la présidence du Conseil européen au Polonais Donald Tusk, lundi 1er décembre à Bruxelles. Toujours très discret, ce Belge originaire de Flandre a joué pendant cinq ans un rôle-clef pour faire face à la crise de la zone euro, en jouant les arbitres entre la France, et l’Allemagne, dont il déplore la mésentente au moment de quitter son poste.

Après ces années de crise, Donald Tusk peut-il avoir des difficultés à la tête du Conseil européen, car son pays, la Pologne, n’est pas membre de la zone euro ?

Non, je crois même que c’est plutôt un avantage, car il n’est pas impliqué directement dans l’union monétaire. Le seul problème, s’il doit y en avoir un, est que Donald Tusk va devoir s’investir pour comprendre les sensibilités à l’intérieur de la zone euro. Tout peut s’apprendre. Je suis moi-même devenu président du Conseil européen sans avoir aucune expérience internationale. C’est un débat que j’ai eu dès 2011 avec Nicolas Sarkozy, qui pensait que c’était impensable que quelqu’un d’extérieur à la zone euro préside les Conseils européens, et ceux de l’union monétaire. François Hollande a eu les mêmes réticences contre l’autre candidate en lice, la Danoise Helle Thorning-Schmidt. Mais cet argument ne tient pas la route politiquement.
Mme Merkel est-elle la vraie patronne de l’Europe, comme les crises de l’euro et de l’Ukraine peuvent le suggérer ?

Je me suis mis au service du consensus. Quand on est autour de la table du Conseil européen, on sait très bien que l’on ne peut pas avoir gain de cause tout seul. C’est aussi le cas pour l’Allemagne. Elle doit écouter, et tenir compte des autres. En début d’année, l’Allemagne a indiqué vouloir jouer un rôle plus actif en politique étrangère, en lien avec la crise ukrainienne. Tout le monde a applaudi, car il y a un décalage entre le poids économique de l’Allemagne, et son action extérieure. Par ailleurs, l’Europe orientale est dans son voisinage. Il est donc normal que Mme Merkel soit plus concernée que d’autres par ce qui se passe dans la région, et s’investisse dans le dossier ukrainien.

Était-ce une bonne idée de la part de François Hollande de chercher à prendre ses distances avec Angela Merkel ?

On peut fonctionner sans accord franco-allemand, mais je n’aime pas cette situation. En cas de nouvelle crise, l’entente franco-allemande nous manquerait très fort. Pour le premier sommet que j’ai présidé, sur la Grèce [en février 2010], il n’y avait pas d’accord préalable entre les deux pays, mais nous sommes parvenus dans les semaines qui ont suivi à convenir d’un plan d’aide. Un peu plus tard, nous avons connu le « Merkozy », entre Mme Merkel et M. Sarkozy, mais cela n’a même pas duré deux ans. Cette alliance presque trop forte constituait un problème pour l’Union en général. Depuis, il y a eu des rencontres occasionnelles. L’entente franco-allemande est importante non seulement car les deux voisins constituent plus de la moitié de l’économie de la zone euro, mais ils représentent surtout des sensibilités et même deux cultures différentes, indépendamment de la couleur des gouvernements en place. Quand ils tombent d’accord, il existe une forte chance que d’autres rejoignent ce compromis.

A quoi est liée la mésentente actuelle ?

Ce n’est pas une question de personne. Il faut surtout que la France rétablisse l’équilibre sur le plan économique. C’est essentiel pour peser sur le plan politique. Je ne dis pas que l’économie détermine la politique, je ne suis pas marxiste à ce point, mais il y a de cela. La crise a accentué le déséquilibre. La force de l’économie allemande n’est pas récente, malgré une longue période de stagnation pendant la réunification. Il faut rétablir un équilibre entre ces deux grands pays, pour avoir un axe franco-allemand plus fort.

La France vous inquiète-t-elle vraiment ?

Le gouvernement est courageux, et prend ses responsabilités. Il doit prendre des risques, et je l’applaudis quand ils le fait là où c’est nécessaire pour réformer le pays.

Que préconisez-vous dans le bras de fer budgétaire entre Paris et Bruxelles ?

Il faut distinguer entre l’essentiel et le superflu. Il est nécessaire de respecter la philosophie du pacte de stabilité, mais on ne va pas s’énerver pour 0,2 ou 0,3 point de pourcentage de déficit, quand on voit comment le PIB est construit. Cela ne relève pas du fond des choses. Ceci étant dit, je mettrais davantage l’accent sur les réformes. C’est un mot-valise qui recouvre quantité de politiques. Il faut rétablir notre potentiel de croissance, sinon nous n’avons aucune chance de rétablir nos finances publiques.

Qu’avez-vous pensé de l’état d’esprit des dirigeants européens au plus fort de la crise de l’euro ?

Cela dépend des périodes. C’était une question de survie pour l’union monétaire. Pour moi, le résultat a été bon, on a su vaincre la crise de la zone euro, ce qui n’était pas évident à un moment donné.

Quel a été le pire moment ?

J’en vois deux. Le premier, lors du sommet du G20 à Cannes [en novembre 2011]. Il a fallu persuader le premier ministre grec d’alors, Georges Papandréou, de renoncer à son référendum sur le plan d’assainissement, annoncé la veille de la rencontre. Il y a eu aussi de fortes pressions sur l’Italie de Berlusconi [qui a quitté le pouvoir peu après]. Cela a été un moment très dur à la fois au sein de la zone euro, et face à nos partenaires mondiaux. Le deuxième point critique a été en juin-juillet 2012, après les élections grecques, même si celles-ci se sont finalement bien passées. Nous avions pourtant connu une sorte de ressaisissement avec le projet d’union bancaire lancé lors du Conseil européen de juin, dont l’effet sur les marchés n’a cependant pas duré longtemps. Les rumeurs sur la sortie de la Grèce, sur l’éclatement de la zone euro, ont repris de plus belle…

Mario Draghi, le président de la Banque centrale, a-t-il sauvé la monnaie unique, en annonçant cet été-là son intention de « tout faire » pour surmonter la crise ?

Non, je crois plutôt que l’union monétaire a été sauvée en juin [2012]. S’il n’y avait pas eu ce long Conseil européen, très incertain, nous n’aurions rien eu du côté de la BCE. L’union bancaire et la surveillance unique des banques sont la plus grande avancée depuis la création de la zone euro. Mario Draghi est alors venu dans mon bureau pour me dire que ce que nous avions fait été bien, qu’il en avait besoin pour prendre une initiative. Mais entre le Conseil de juin et les mots libérateurs de M. Draghi en septembre, il y a eu deux mois d’attente très durs. Cette détermination-là, on savait qu’elle existait au niveau des leaders, mais l’action de la Banque centrale lui a donné une dimension supplémentaire.

Au final, l’Europe semble toujours engluée dans une interminable crise...

Nous avons évité le pire. Mais nous avions espéré qu’après la fin de la crise existentielle de la zone euro, il y aurait un retour assez rapide de la croissance, de la confiance des consommateurs et des investisseurs, disons après neuf mois ou un an. Cela n’a pas été le cas pour des raisons géopolitiques, les problèmes des pays émergents, en particulier le ralentissement en Chine. Nous avons aussi sous-estimé le fait qu’après la crise bancaire et la crise monétaire, il y a eu une perte de confiance énorme. Ces événements ont causé des dégâts profonds dans le subconscient collectif des Européens.

Quel a été l’impact de la crise de l’euro sur le fonctionnement du Conseil européen ?

Deux choses ont sauvé la zone euro : la détermination des dirigeants à maintenir le projet européen, sous-estimée au début, et la culture du compromis. La volonté collective de trouver un compromis se sent dans la salle du Conseil. Cela m’a beaucoup frappé quand on a discuté des sanctions sur l’Ukraine. Une dizaine de pays ont des doutes sur l’efficacité des sanctions, mais ils ont accepté de trouver un accord.

L’ambiance s’est-elle améliorée avec toutes ces années ?

Non, cette ambiance était présente dès le début. Je ne dis pas qu’elle est toujours agréable, mais elle n’est jamais désagréable. Quand le premier ministre finlandais [Jyrki] Katainen a quitté son poste, il nous a confié que les discussions au Conseil européen allaient lui manquer. C’est le cas pour beaucoup, même s’il s’agit d’un club très hétérogène, dont la composition est volatile : j’ai connu 65 chefs d’Etat et de gouvernement pendant cette période. Du groupe initial, il n’en reste que huit.

La crise de l’euro était à peine calmée que les crises se sont multipliées dans le voisinage européen. Comment surmonter la crise ukrainienne qui met à très rude épreuve les relations avec la Russie de Vladimir Poutine ?

Nous avons été impliqués dès le début, puisque c’est l’accord d’association entre Ukraine et l’UE qui a déclenché la crise…

Ce projet n’était-il pas une erreur ?

Ce genre de réflexion est typique du masochisme européen. Avec qui la Commission a-t-elle négocié sous le contrôle du Conseil ? Avec Viktor Ianoukovitch [l’ancien président ukrainien]. C’est un type qui venait de l’est de l’ukraine, qui est un russophone. Si un dirigeant originaire d’une telle région est à ce point pro-européen, je ne vois pas où est le problème. Lors des rencontres, deux fois par an avec Vladimir Poutine, ou Dmitri Medvedev, jamais ils ne nous ont parlé de l’Ukraine. Et donc, les négociations ont continué de bonne foi. Et c’est tout à la fin que Ianoukovicth a changé d’avis sous la pression russe et de leurs sanctions commerciales. Il n’a pas voulu signer, mais nous n’avons pas fait d’erreur.

Craignez-vous des répercussions dans d’autres pays européens ?

Oui, les pays baltes le craignent chaque jour, car ils ont des minorités russes. Mais je crois que la Russie a compris que l’Europe avait réagi avec les sanctions, de façon beaucoup plus vigoureuse qu’imaginée. Elle espérait davantage de divisions. C’est vrai qu’il y a de nombreuses nuances, mais nous avons pris les décisions sur les sanctions ensemble. Je ne pense pas que les Russes auront envie d’ouvrir pour ainsi dire un nouveau front. Mais une fois que l’on a touché aux frontières, comme cela a été fait en Crimée, on est vraiment dans une situation extrêmement dangereuse. C’est un précédent que nous devons avoir en tête pour rester vigilants.

Les sanctions ont un effet sur l’économie russe, mais M. Poutine ne change pas d’avis…

Nous en jugerons plus tard. Souvent, il n’y a pas de grand dessein, mais beaucoup d’improvisation, beaucoup de court-termisme, beaucoup de tactique, et pas vraiment de stratégie. Dans tous les cas, aujourd’hui, l’économie russe est sanctionnée, et la Russie est isolée sur le plan international. Le cessez-le-feu était une bonne tentative, mais il y a déjà eu plus de 1 000 morts depuis sa signature début septembre. Il faudra à un moment donné avoir un autre type de négociations, où l’on redéfinit la nouvelle Ukraine, décentralisée, fédéralisée, dans le paysage européen. Il faudra respecter sa volonté d’association avec l’UE, mais aussi ses relations étroites avec la Russie. Il ne sert à rien de discuter des lignes de démarcation, si le problème de fond persiste. Une telle négociation n’est cependant pas possible à ce stade étant donné le manque de confiance.


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