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De part et d’autre de l’Atlantique, l’école à la peine face aux identités plurielles

jeudi 19 février 2015

Par Robert Zaretsky

Au lendemain des attaques commises à Paris, les Américains ont suivi avec intérêt le débat qui s’imposait en France autour de la question de savoir comment l’on pouvait être Français. Nous avons notamment essayé de comprendre comment il était possible, et même peut-être s’il était possible, d’être à la fois pleinement Français et juif ou pleinement Français et musulman. Nous avons tenté, autrement dit, de cerner la place qu’occupait la religion dans la République française, République sœur fondée, comme la nôtre, sur le principe de laïcité.

Bien sûr, Rousseau a marqué de son empreinte cette conception particulière à la France de la citoyenneté et de l’identité. C’est une conception extrêmement convaincante, et en même temps austère, du républicanisme, qui exige un immense sacrifice de la part des individus, en expurgeant de la citoyenneté toute trace de différence, et notamment des différences religieuses. Pour Rousseau, du moins le Rousseau du Contrat social, et peut-être même aussi celui de l’Émile, le but de l’éducation est de former à la vertu plutôt qu’à une pensée autonome, de construire une identité collective plutôt qu’individuelle. Comme le président Hollande l’a récemment réaffirmé dans une déclaration saisissante : « l’école est la meilleure arme de la reconquête » des territoires perdus de la République.

D’où la confusion ressentie par mes étudiants qui, pour beaucoup d’entre eux, et ce depuis le lycée, portent des croix autour de leur cou et des foulards autour de leur tête. Ils se demandent si leurs camarades français peuvent comme eux afficher leur foi à l’école. Je leur réponds en substance que chacun est libre de pratiquer sa foi, mais pas partout où il le souhaite. Les signes religieux ostentatoires sont prohibés dans certains lieux publics, en particulier dans les écoles et les bâtiments publics. Bien que ces interdits ne s’appliquent plus à l’Université, mes étudiants font valoir qu’il doit quand même être plus facile, au lycée, de porter une croix de manière « non ostentatoire » qu’un foulard.

LE MAL CHRONIQUE DONT SOUFFRENT LES ÉTATS-UNIS

Étant donné le niveau d’exigence de cette conception républicaine de l’identité, il n’est pas surprenant qu’aussi bien les socialistes que les gaullistes voient dans le modèle américain le mal auquel celle-ci apporterait le remède. Mais ce qu’ils ne parviennent peut-être pas à reconnaître, ce sont les sources philosophiques du multiculturalisme et le fait que le multiculturalisme a été précisément le remède, même imparfait, au mal chronique dont souffrent les États-Unis : le racisme institutionnalisé.

À l’instar de Rousseau en France, c’est le philosophe américain John Dewey (1859 -1952) qui a façonné le regard que les éducateurs américains portent sur la question de l’identité nationale. Mais Dewey a pris pour point de départ l’extrême diversité des populations qui composent notre pays. Par conséquent, les enseignants ne sauraient travailler avec leurs élèves comme avec des pages blanches, mais des pages sur lesquelles sont déjà gravées des leçons et des traditions propres aux groupes ethniques auxquels ils appartiennent. Le professer n’abandonne pas ses étudiants à leurs cultures d’origine, mais il ne les y arrache pas non plus : son rôle est celui d’un médiateur entre les cultures.

L’école est au carrefour de ces nombreuses cultures, et ce que Dewey a appelé « l’environnement large » permet aux étudiants de voir au-delà des limites que leur imposent leurs origines ethniques particulières pour trouver des valeurs et des objectifs communs avec leurs camarades. Lorsque, au tournant du siècle, Dewey rédigeait Démocratie et éducation, était-il informé des politiques éducatives de la IIIe République ? Comment aurait-il réagi, par exemple, à la célèbre formule d’Ernest Lavisse « Nos ancêtres les Gaulois » ? J’ai tendance à croire qu’il aurait proposé à la place : « Nos ancêtres… (merci de compléter les informations manquantes) ».

« DÉCONSTRUIRE » LES TEXTES HISTORIQUES

Le multiculturalisme dans nos écoles n’est pas plus le produit des écrits de Dewey que Rousseau à lui seul n’est responsable des politiques françaises en matière d’éducation. N’oublions pas qu’à la différence de la France, la politique éducative aux États-Unis ne relève pas simplement de l’État mais aussi des autorités locales. La bataille dite du « Common Core » (Tronc commun), qui continue d’opposer les États au gouvernement fédéral en vue de mettre en place un ensemble assez insipide de critères nationaux d’évaluation dans nos écoles, n’est que le dernier exemple en date de l’incapacité de Washington à imposer une politique éducative.

Mais là encore, les choses sont plus complexes. Comme l’a montré l’historien Jonathan Zimmerman, cette approche pluraliste de la société et de l’éducation est apparue bien avant l’essor en politique des « guerres culturelles » et des querelles identitaires. Suite à l’arrêt de la Cour suprême « Brown contre le Bureau de l’éducation » en 1954, qui annonçait le démantèlement des structures légales de la ségrégation raciale, de nombreux libéraux, noirs et blancs, expliquaient qu’il ne s’agissait là que d’un début. Il restait encore à « déconstruire » les textes historiques qui véhiculaient des contre-vérités et de nombreux mensonges sur les Noirs Américains.

Mais, chemin faisant, quelque chose d’étrange survint dans les salles de classe, comme le raconte Zimmerman. L’estimable campagne de révision de cette histoire sordide du racisme américain se transforma en une croisade visant à restaurer l’estime de soi des étudiants issus des minorités. Alors que les Africains-Américains, comme l’écrit la journaliste et auteure Itabari Njeri dans ses mémoires, avaient jusque-là « essayé de puiser dans chaque goutte de sang non noir une résistance à l’enfermement dans notre statut de caste, il fallait maintenant proclamer que nous étions tous exclusivement les descendants des princes et des princesses africaines ».

UNE MÉFIANCE PROFONDE ENVERS L’ISLAM

Aussi différentes qu’aient pu être les voies que nous avons empruntées pour définir l’identité nationale et individuelle, elles ont chaque fois conduit à des situations curieuses. La gauche américaine, dans sa dévotion aux politiques de la différence, comme la gauche française, par son insistance sur le caractère indivisible de l’identité nationale, taisent certaines vérités qui dérangent : des vérités qui traversent les catégories idéologiques traditionnelles.

De nombreux Américains soupçonnent que la légitime inquiétude des Français à l’endroit du fondamentalisme islamique cache, en réalité, une méfiance profonde et diffuse envers l’islam tout court. L’anthropologue John Bowers a affirmé, par exemple, qu’une grande partie des affrontements récents entre les Français musulmans et l’État n’impliquaient pas l’octroi de droits particuliers à des groupes spécifiques. Au contraire, comme on a pu le voir dans la longue bataille juridique et politique menée contre le voile ou la burka, aucune loi existante à l’époque n’en interdisait le port. C’est précisément la raison pour laquelle, selon Bowers, on a voulu réviser ces lois.

Et pourtant, je partage aussi les réserves françaises à l’encontre du multiculturalisme américain. Dans l’école de ma fille, au primaire, les religions sont célébrées, mais pas étudiées ; applaudies, mais pas discutées. Plutôt que d’être considérés comme de jeunes esprits ayant besoin d’être formés et exercés à la pensée critique, ma fille et ses camarades de classe sont dorlotés et invités à faire l’éloge de la différence. Bien que cela ait permis de corriger de terribles injustices, il en résulte que le multiculturalisme et les politiques identitaires ont aussi encouragé une conception de l’éducation qui en appelle à l’autocongratulation et non pas à l’examen critique de la diversité caractéristique de notre nation. La facilité avec laquelle les jeunes Américains adoptent puis rejettent des identités – ce que l’universitaire Henry Louis Gates a appelé, en référence au roman de Goethe, les « affinités électives » – ne déconcerte pas seulement les Français, mais aussi un certain nombre d’Américains.

L’observation de Gates soulève une question qui est à mon sens la plus déconcertante d’entre toutes. Est-il possible que les Américains comme les Français qui commentent leurs débats nationaux soient fondamentalement dans l’erreur ? Qu’une société insiste sur une affinité exclusive ou qu’elle encourage plusieurs affinités, ne sommes-nous pas tous sous l’emprise des nouvelles technologies et des nouveaux moyens de communication, des économies mondialisées et des industries de divertissement ? La vraie question à se poser est-elle réellement de savoir comment être Français ou Américain ou comment rester pleinement humain ?

(Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria)

Robert Zaretsky est professeur d’histoire de France à l’université de Houston (Texas). Il est notamment l’auteur d’une biographie d’Albert Camus « A Life Worth Living » (Harvard university press, 2013). Il s’apprête à faire paraître une biographie de l’écrivain écossais James Boswell (1740-1795) chez le même éditeur.

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