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"Bientôt, vous sauvegarderez votre mémoire cérébrale sur un support électronique"

samedi 11 octobre 2014

Un cloud souverain, c’est-à-dire garanti par l’État, peut-il mieux protéger nos données privées ? C’est la conviction de Didier Renard, P-DG de Cloudwatt

Par Guillaume Grallet

Cela fait six mois que Didier Renard dirige Cloudwatt, qui est, avec Numergy, l’une des deux entreprises de stockage et de gestion de données informatique à distance dans lesquelles l’État a investi voici deux ans. Il explique ici l’utilité du cloud souverain, à l’origine de la création récente de l’Institut de la souveraineté numérique, un think tank qui veut peser dans le débat sur le devenir de nos données, qui alimentent aujourd’hui les seuls grands groupes américains. Didier Renard, qui, par le passé a créé Tasker Cloud Services, estime aussi que les élites françaises doivent revoir totalement leur manière d’appréhender la nouveauté. Premier diplômé français de la Singularity University, il avait publié, en début d’année une lettre ouverte au président de la République lorsque ce dernier s’était rendu à San Francisco aux États-Unis. Il recommandait alors le développement du capital-risque en France, préconisait l’émergence d’écosystèmes liés aux jeux vidéo, au décodage du génome, à la robotique et conseillait aux hauts fonctionnaires d’effectuer des stages dans des start-ups. Interview.

Le Point.fr : Pourquoi est-ce important d’avoir un cloud souverain ?

Didier Renard : Nous sommes à l’ère numérique, des données, de l’information et d’ores et déjà des objets connectés. Un monde sans frontières où les règles du jeu changent plus vite que le temps nécessaire à la création de standards et de réglementations. Mais où, en revanche, s’applique dans le monde entier le Patriot Act, pour peu que votre fournisseur soit américain. Un cloud souverain, c’est une centrale d’énergie numérique, de puissance de calcul et de stockage qui, du fait de son actionnariat, de ses choix technologiques, de ses conditions générales, de ses partenariats, est une garantie de sécurité, de protection et de respect de nos lois.

Pourquoi fallait-il que l’État français y investisse ?

Les géants américains du cloud imposent à ce marché une baisse des prix que leur puissance financière et leur économie d’échelle permettent. Les prix tendent vers le coût marginal qui, lui-même, tend vers zéro. Les géants de l’Internet investissent beaucoup d’argent et misent sur le "temps long" pour tirer les bénéfices de leur actuelle politique de captation des données.

Le prix de la souveraineté, c’est donc le temps. Et seul l’État, parce que c’est un enjeu de souveraineté, voire de sécurité nationale, peut et doit investir avec des délais de récupération supérieurs à 10 ans. C’est la décision prise en 2011 par la France au travers des projets d’investissement d’avenir. L’État possède 33,3 % de Cloudwatt (les autres actionnaires sont Orange et Thales, NDLR) et y a investi 75 millions d’euros. C’est à la fois beaucoup. C’est de l’argent public qui nous est confié et que nous voulons faire fructifier. Et c’est à la fois peu, au regard des investissements réalisés par nos concurrents américains qui se mesurent en milliards. Peu également comparé à l’ensemble des initiatives de l’État pour soutenir l’économie.

À cet égard, j’entends souvent des reproches formulés à l’endroit des initiatives de l’État, et en particulier de ses investissements dans le domaine du cloud. Fallait-il, comme certains le réclament à cor et à cri, "laisser faire le marché" ? C’est-à-dire laisser les acteurs dominants dominer plus encore, y compris en rachetant nos fleurons émergents dans les domaines de l’hébergement et du cloud ? Non, je pense qu’il n’y a que l’État qui puisse garantir l’indépendance d’un cloud souverain, en particulier par une présence significative à son capital, comme c’est déjà le cas pour certains secteurs stratégiques comme l’armement.

Mais Cloudwatt sera-t-il rentable un jour ?

Aujourd’hui, notre vision du marché et notre plan d’affaires nous permettent d’envisager un retour à l’équilibre en 2018 et des bénéfices en 2021. Nous sommes cependant dans des marchés en construction et reconstruction permanentes, avec lesquels il faudra sans cesse s’aligner pour sans doute commercialiser en 2020 des produits dont nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée. À plus court terme, la vitesse de transfert du cloud privé vers le cloud public est un facteur-clé de notre succès. C’est un changement de paradigme qui génère beaucoup de résistance, mais le jour où les directions générales et financières comprendront exactement de quoi et de combien on parle, nous pourrons enfin décoller. Vite et fort.

Le monde politique considère-t-il suffisamment l’économie numérique ?

L’économie numérique certainement, et de plus en plus, mais la place du numérique, voire du technologique, dans l’économie, sans doute pas. Les parlementaires qui mesurent les enjeux et ce qui attend leurs concitoyens se comptent sur deux mains. Et pourtant, nous aurons rapidement un grand besoin qu’ils sachent de quoi on parle et de ce qu’il convient de faire.

Ainsi, vos petits-enfants seront bicentenaires, mi-hommes, mi-machines ; les implants qui, aujourd’hui, rendent entendant un malentendant, demain, rendront un entendant super-entendant. Idem pour la vue ou l’odorat, la force musculaire, ou la mémoire. Une humanité suffisamment aisée pour être "augmentée" côtoiera des Sapiens ordinaires. Et il se pourrait bien que la confrontation soit inégale. Ce sont des affirmations. De jeunes surdoués, de toute nationalité, mais en petit nombre, regroupés dans la Silicon Valley en Californie en ont décidé ainsi. On pourrait penser que c’est suffisamment un enjeu de société pour être débattu par nos parlementaires, n’est-ce pas ? La France et les Français le souhaitent-ils ? Et les Européens ? Il suffit de ne rien faire pour que la réponse soit positive. S’y opposer en revanche, ou vouloir l’encadrer, le contrôler, mérite un courage politique fort. Qui commence par la connaissance du sujet. L’Institut de la souveraineté numérique, créé cette semaine à l’initiative de Cloudwatt, a de multiples objectifs, dont celui de former, d’informer et de conseiller nos dirigeants politiques.

En quoi le cloud souverain - où l’État garantit l’hébergement de nos données - peut-il être plus protecteur qu’une entreprise privée ?


Il ne s’agit pas ici de prôner une nouvelle forme de protectionnisme ou de souverainisme, mais simplement de préserver notre liberté, nos identités, nos cultures et nos choix. Il me semble que si, demain, comme c’est certain, votre assureur calculera votre prime tout personnellement en fonction de votre mode de vie, ce jour-là, vous aurez envie d’un réseau social souverain. Après-demain, c’est-à-dire bientôt, vous pourrez sauvegarder votre mémoire cérébrale sur un support électronique. Ce jour-là, vous aurez envie d’un cloud souverain, un coffre-fort inviolable de votre identité géré par des organisations qui auront le sens de l’État avant d’avoir celui des affaires. Nous n’avons pas les ressources financières et humaines pour proposer un projet de société alternatif, cela dépasse clairement notre mission. Mais nous avons l’ambition d’être ce refuge quand cela sera nécessaire. D’ici là, l’État devra avoir défini l’acceptable, l’éthique et le responsable, le tout dans un cadre législatif et juridique imposé à tous, y compris, et bon gré mal gré, aux libertariens et autres transhumanistes qui veulent nous imposer leur propre vision du progrès et de l’humanité.


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