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Aristide : Haïti et la France

lundi 15 juin 2015

Diplomatie, politique intérieure : les obstacles à franchir sont tout aussi difficiles, si l’on ne veut pas se contenter, à plusieurs égards, d’un simple arrangement. La leçon « aristidienne » est là pour nous en convaincre. La leçon, c’est qu’il faut poser le problème du passé colonial. Sans complexes – ni celui d’une fausse supériorité fondée sur notre prétendu statut de pays francophone. Quelle était la politique française ? En 1990 – 91, toute la France avec ses dirigeants (Mme François Mitterrand en première ligne) et têtes pensantes avait soutenu l’ascension d’Aristide. Est-ce que ce dernier comprenait en profondeur l’essence d’une diplomatie ? Les défaites diplomatiques sont souvent les plus décisives et irrémédiables. En tout cas, Alexandra Breaud, avec son enquête « Aristide et la France. Les raisons de la discorde » (C3 Éditions), parue dix ans après la seconde chute heurtée du « messie de Cité Soleil », nous offre une mine d’informations et de réflexions. Doté d’une riche documentation – y compris sous format numérique – et animé d’une étonnante et indéniable intelligence discursive, son texte contient une grande valeur en matière de politique étrangère. Mener les affaires étrangères par temps de crise politique interne relève de l’exercice d’équilibriste. Ajoutez à cela le poids des contradictions internationales diverses. La meilleure partie du livre est peut-être celle consacrée à la fameuse question de « la rétrocession de plus de 176 millions d’euros ». Aristide n’avait pas un sens de la diplomatie pragmatique, et ceux qui étaient en charge des opérations ne l’aidaient pas intelligemment. À grand renfort de citations, Alexandra Breaud montre clairement quelle idée le gouvernement français, notamment par l’entremise de son fringuant ministre Dominique de Villepin, se fait d’Haïti, de son destin ou de son évolution. Qu’est-ce qui avait changé de 1825 à 2004, de Jean-Pierre Boyer à Jean-Bertrand Aristide, de Charles X à Jacques Chirac ? D’abord, c’est parce que cet amour autrefois brûlant entre la France et Aristide allait disparaître radicalement et au grand jour. Ainsi, le leader populiste de l’après-Duvalier n’aurait pas seulement, aux yeux de la France, encouragé le trafic de la drogue, la corruption, la violence, il aurait également enfreint les règles du jeu démocratique, ce qui est lamentable. Et ce qui est vrai. Ensuite, le regain d’intérêt – national et transnational – pour l’affaire de la dette de 1825, la demande de restitution de cette dette qui a asphyxié d’une façon congénitale l’évolution de notre jeune nation, l’idée nouvelle que, en haut, c’est-à-dire au sein de la communauté des grandes puissances (ex-coloniales) et « pays émergents », ils ne sont pas forcément les mêmes, la croyance que, malgré les enjeux (la crainte d’un effet domino, en tout premier lieu), et par l’étendue des changements enregistrés ici et là, quelque chose est devenu possible. « La réclamation aurait donc visé à détourner l’attention publique, à faire passer la France pour un boucémissaire, responsable des difficultés du pays – ou du moins d’une grande partie d’entre elles. Dans un sens, la revendication était autant destinée à la France qu’à la population haïtienne » (p. 87). Ce que Alexandra Breaud écrit de plus frappant, il me semble, concerne la finalité et l’utilité des rapports haïtiano-français eux-mêmes. Cette filiation « inutile » est-elle l’un des derniers grands héritages de l’esclavage ? Mais l’héritage politico-électoral qu’assume le président Aristide entre 2001 et 2004 qui se fiait à son flair politique, compte tenu de la vitalité agressive de l’opposition, était pire que celui que reçut René Préval. Est-ce une raison suffisante pour s’empêcher de penser qu’en dépit d’une conjoncture houleuse, s’opère une avancée décisive vers le projet d’une juste réclamation nationale au nom de tous ces descendants de fils d’esclaves ? Relativement au rapport Debray, la leçon aristidienne n’est donc pas que, pour « occulter » la dette contractée au nom de la reconnaissance de l’Indépendance, la France ait, face à un apprenti-tyran à chercher des contrepoids internes, vers un ramassis d’opposants pour la plupart discrédités, voire ripoux. Dans son mode soigné et clair d’explication, Alexandra Breaud, un Sherlock Holmes en jupon conforme au désir de vérité, m’a impressionné par sa justesse et sa sérénité. Si le titre est sec, la couverture, blême, le contenu est du feu explosif. Sa faculté de transformer en évidence ce qu’elle traite n’est pas seule en cause. De cet affrontement ouvert avec la France, Aristide n’a retiré que déceptions, exil et « grand soir ». C’est le problème de Titid : il a tellement travaillé à être un autre – Toussaint Louverture ? – qu’il s’est fracassé. Pour la circonstance, vouée à l’interprétation acharnée des faits, elle a dépoussiéré avec minutie l’un des plus spectaculaires dissentiments franco-haïtiens de ces trente dernières années, un dossier plein de non-dits et de manœuvres souterraines montrant l’activisme complotiste de l’ancienne puissance coloniale. Un dossier où d’encombrants secrets et intérêts surgissent de toutes les coupures de presse et motivent les manifs gren nan bouda. Un vrai cauchemar. Alors, un bon travail pour agir habilement ? Un travail qu’on attendait depuis longtemps. Son intérêt est d’abord celui de la raison, mais d’une raison qui réunit – qui écoute – les protagonistes parce qu’elle incarne le choix des faits contre les palabres, la vérité contre le mensonge. - See more at : http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/144387/Aristide-Haiti-et-la-France#sthash.C8XRjiTd.dpuf


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