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Le grand regret de Gary Victor .

jeudi 14 juillet 2016

Gary Victor est un écrivain prolifique Touche-à-tout de génie, sa verve est intarissable. Il écrit pour le théâtre, la radio, le cinéma. Quand il n’explore pas le monde de la fiction, son œil, à 360 degrés, regarde la réalité..

Et c’est le regard du journaliste et du sociologue accroché au quotidien qui pénètre la réalité haïtienne. Gary Victor, ce boulimique, se shoote à l’écriture. Quel rude travailleur intellectuel dans ce milieu où la littérature ne nourrit pas son homme ! Ses romans sont appréciés. Qui n’a pas lu ou n’a pas entendu parler de ses œuvres ? Nuit Albinos (2007), Clair de Manbo (1990), Un octobre d’Élyaniz (1996), La Piste des sortilèges (1996), Le Diable dans un thé à la citronnelle (1998), À l’angle des rues parallèles (2003), Le Cercle des époux fidèles (2002). Dossiers interdits, le Revenant et le Sang et la mer. Plus d’une centaine de nouvelles à son actif, la participation à de nombreux collectifs, plusieurs prix littéraires et la réalisation de nombreux ateliers d’écriture ayant permis la découverte de jeunes talents ! Du beau travail ! Le Nouvelliste a rencontré Gary Victor.

Wébert Lahens

Le Nouvelliste : Y a-t-il un fil conducteur, dans l’œuvre de Gary Victor ?

Gary Victor : Dès le départ, je me suis questionné sur les relations que l’individu chez nous développe avec l’univers visible et invisible. C’est pourquoi j’ai créé les personnages d’Albert Buron, de Sonson Pipirit. En suivant ces personnages, on constate que je traite d’un déficit d’humanisme dans notre société. Dans beaucoup de mes livres, je scrute une part de notre folie. « À l’angle des rues parallèles » en est un exemple. L’homme haïtien a troué la frontière entre l’imaginaire et la réalité. Si bien que l’imaginaire « colonise » la réalité. Ainsi, on arrive à être dans l’impossibilité de comprendre cette réalité ? C’est un grave problème. C’est le point de départ de ma création.

L. N. : Comment écrivez-vous un roman ? Y a-t-il une histoire construite à la base, le disque dur, après l’écriture comme paravent ?

G. V- J’accorde beaucoup d’importance au récit en tant que tel. Un récit demande de la logique, de l’imagination et une bonne connaissance de l’âme humaine. L’histoire se déroule dans ma tête avant d’être écrite. L’écrit, c’est le matériau qui me permet de transcrire l’histoire. L’écriture, c’est ce qui me permet de projeter l’histoire dans le cerveau du lecteur. La langue, c’est l’outil ; plus l’outil est maîtrisé, mieux les images, les émotions se transmettent. Pour moi, l’élément fondateur, c’est le récit.

Le N. : Y a-t-il de la recherche pour obtenir les faits ?

G.V- Tous les peuples ont leurs mythes et leurs imaginaires. On voit ce que les Anglo-Saxons font des leurs. En Haïti, nous avons nos mythes, nos univers. En tant que créateur, j’ai été toujours intéressé aux pouvoirs de ceux-ci. Tout jeune, j’ai été fasciné par la mythologie grecque et la mythologie égyptienne. Plein de récits mettent en scène les dieux grecs, les dieux égyptiens. Ce sont des œuvres qui jouent avec l’imaginaire de ces peuples. En tant qu’auteur haïtien, pourquoi ne pas jouer avec mes mythes, avec mon imaginaire ?

L. N. : Comment procédez-vous ?

G. V. : Nous sommes tous déjà dans ces mythes et cet imaginaire. Les mythes et l’imaginaire sont notre quotidien. Il faut être cependant en observation et à l’écoute. Le travail du romancier, c’est aussi un travail d’immersion profonde dans son lieu. Il doit avoir un grand amour pour sa culture. Avoir en même temps la possibilité de prendre du recul. Bien sûr, il y a aussi tout le travail de documentation à effectuer.

L. N. : Le recul dans quel sens ?

G.V. : Pour que rien ne gêne l’observation. On peut être rationnel, mais dans l’immersion, on peut être confronté à l’irrationnel. Il faut pouvoir se dégager des tabous, de ces fausses conceptions de la culture selon lesquelles il faut accepter comme bon et acquis n’importe quoi pourvu que cela soit « national ». Sans ce recul, cet autre mode de pensée, je n’aurais pas pu écrire des romans comme « La piste des sortilèges », « Le diable dans un thé à la citronnelle », « Clair de mambo », « Le sang et la mer », « le sang et la mer II Hérodiane. »

L. N. : Venons-en au prix Rhum Barbancourt ? Ce personnage d’Hérodiane a-t-il été construit avec vos propres paramètres ?

G.V. : Ce sont des paramètres qui existent déjà. Tous mes personnages sont des prototypes créés à partir de plusieurs personnages que j’ai eu à connaître, à fréquenter, à regarder agir d’une manière ou d’une autre. Hérodiane, c’est un prototype de plusieurs femmes. Ma propre mère en fait partie. Elle est l’une des facettes d’Hérodiane. Elle est belle ; elle est noire. Elle aime la littérature. C’est l’histoire de plein de jeunes filles haïtiennes qui, perdues dans des rêves faux, tombent dans l’enfer du mépris social avec toutes les conséquences : violence, avortement, prostitution, drogue, etc.

L. N. : Dans ce roman, l’auteur s’est révélé très philosophe ; est-ce intentionnellement ou dans le feu du discours ?

G.V. : Quand un auteur travaille un texte, il y a toujours une sorte de traitement inconscient ; c’est tout l’acquis émotionnel, intellectuel. Parfois, l’auteur ne s’en rend pas compte. D’ailleurs, le personnage lui-même ne comprend pas tout ce qui se passe. C’est donc mon intériorité qui a donné cette dimension philosophique à ce livre.

L. N.- Ce prix représente pour l’écrivain une consécration ou une routine ?

G.V- Ce n’est pas une routine. Ce n’est pas non plus une consécration. Je pense que c’est une bonne initiative d’avoir ce prix Barbancourt, qui permet de mettre à la disposition des jeunes des œuvres de qualité. Grâce à ce prix, j’ai pu écrire ce texte. Le prix a accéléré la création et la parution de cette œuvre qui m’a été suggérée par une jeune femme qui m’est aujourd’hui très proche lors d’une rencontre au Centre Alcibiade Pommayrac à Jacmel.

L.N. : C’est une atmosphère totalement chaotique ?

G.V. : Le chaos est la dégradation de notre espace physique et mental. La pollution de tous nos lieux par l’ignorance liée au matérialisme. Si le romancier reste proche de cette réalité, il ne peut rendre que ce chaos. L’esthétique de sa plume peut donner à ce chaos différentes formes. Mais on n’y échappe pas.

L. N. : Du chaos à l’intérieur ?

G.V- Le chaos extérieur reflète le chaos intérieur. La pensée précède l’acte. C’est pour cela qu’on ne peut traiter notre drame social si on ne comprend pas la dimension presque psychiatrique de notre mal. Je parle de notre réalité. Mes personnages sont dedans. Donc avec leur chaos intérieur.

L. N- Quel est votre plus grand regret en tant qu’écrivain haïtien ?

G.V. : La question de la langue. La question d’univers. Je crois que notre univers quelque part est plus proche de l’univers anglo-saxon. Il n’y a pas chez les Anglo-Saxons ce mépris de l’imaginaire qui s’est développé en France. J’aimerais bien écrire en anglais. J’aimerais bien aussi un jour écrire un roman en créole. Un vrai roman. Pas un truc folklorique ou militant.

Le Nouvelliste : Comment expliquez-vous le succès de l’écrivain ? Auprès de quelle catégorie de public ?

Gary Victor : Je m’explique mon succès par le fait d’avoir tout d’abord commencé à publier dans les colonnes des journaux et d’avoir été toujours fidèle à ces débuts. Gabriel Garcia Marquez publiait dans les journaux. Quand on publie des contes, des nouvelles, des histoires dans les journaux, on se constitue plus rapidement un public qu’on se fidélise. Et puis écrire des contes, des nouvelles, c’est travailler avec l’imaginaire des lecteurs, leur quotidien, leurs préoccupations, leurs non-dits, leurs colères, et les ressentis de la majorité, de ces gens qui ne parlent pas de ce qu’ils vivent au quotidien. Je me considère de cette majorité qui ne parle pas. Je sens leur souffrance. Je me sens très proche d’eux.

L:N : Par choix ou vécu ?

G.V : Avant tout par vécu. J’ai grandi à Carrefour-Feuilles. J’ai habité à la lisière d’une classe moyenne plus ou moins aisée et des démunis, à la frontière entre deux mondes. Mon métier d’agronome m’a permis de connaître le pays profond, dans sa vraie réalité. Cela m’a porté à détester et les discours officiels et notre histoire telle que racontée. Ils ne font que cacher, occulter une réalité qui est autre.

L.N : Quel est votre public ?

G.V : Je n’ai pas fait un choix de public. Quand un vrai créateur travaille, son public, c’est lui, d’abord. Je suis simplement étonné que les jeunes apprécient mon travail. Quand je vois que des jeunes filles de 14 ou 15 ans se retrouvent dans mes écrits, je suis quand même fier. J’ai une approche très anglo-saxonne de la littérature. Les Anglais ne conçoivent pas la littérature comme les Français. Ces derniers accordent une importance primordiale à la langue. Quand on me dit en France que Gary Victor a une belle écriture, je préfère les Anglais qui diraient : « Gary Victor écrit de belles histoires, crée des univers avec des personnages intéressants. » Moi, c’est ce que je fais. Et les jeunes, c’est ce qu’ils aiment. Je travaille énormément mes récits, mes personnages et mes univers. Je me considère comme un créateur d’univers. Ma littérature est très ludique. C’est ce qui porte les jeunes à aimer me lire. Les univers que je crée, je les crée avec les substances de leurs imaginaires, de notre imaginaire, en tant qu’Haïtiens.

L.N : La littérature haïtienne contemporaine se trouve-t-elle dans une impasse, après le passage de la génération de la Ronde ?

G.V : Moi, j’ai vécu cette impasse quand, à un certain moment, on m’avait dit que je devais écrire à la manière de Jacques Roumain, de Jacques Stephen Alexis, d’Édris St Amand. ll fallait écrire un roman dit paysan avec ce qu’on appelait à une époque de la couleur locale. Il fallait qu’on soit proche d’une certaine idéologie... Je me suis essayé très tôt au grand désespoir de certains qui m’ont très critiqué, vilipendé même au début à la science-fiction et à la littérature fantastique. J’ai publié un tas de nouvelles en ce sens au Nouvelliste dans les années 80. Je pense que la littérature est le lieu de la liberté et de la créativité par excellence. Pour moi, il n’y pas de genres majeurs en littérature. Il y a simplement de bons ou de mauvais romans. Heureusement, aujourd’hui, ceux qui voulaient fermer les portes de la littérature ont beaucoup de mal à propager leur discours. Les jeunes auteurs s’engouffrent dans ce lieu de liberté.

L.N : Gardez-vous en tête les mêmes stigmates de l’écriture d’antan ?

G.V : Oui, parce qu’en tant qu’écrivain, on est toujours considéré comme un produit ; à la fois produit et création ; produit d’un lieu. Comment ne pas être marqué par les personnages de Jacques Roumain, de Fernand Hibbert, de Jacques Stéphen Alexis. J’ai été marqué par un texte de Jacques Stéphen Alexis, « L’inspecteur d’apparence », une œuvre très peu connue, qui figure dans l’anthologie de la littérature mondiale fantastique. Très peu de personnes connaissent cette nouvelle. Son recueil de nouvelles « Romancero aux étoiles » fait partie de mes œuvres préférées. Je me suis nourri de littérature anglo-saxonne. Mes grandes lectures ont été des romanciers anglo-saxons. Classiques et modernes de Poe et Lovecraft jusqu’à Hemingway, Frank Herbert, Banks, etc. Ce n’est pas pour rien que les Anglais « colonisent » l’imaginaire mondial. Ainsi, les productions pour enfants sont en grande partie anglo-saxonnes. Ce n’est pas pour rien que l’œuvre de Victor Hugo, pour moi le plus grand romancier français de tous les temps, a traversé les frontières et nourrit des productions théâtrales et télévisuelles sous tous les cieux : « Notre-Dame de Paris », « Les Misérables », etc. Hugo est un vrai romancier. C’est mon auteur classique préféré. On n’a qu’ à voir le succès des romans américains, sud-américains et des romans de l’espace francophone (haïtiens et africains) pour se rendre compte comment une certaine école de pensée a réduit le roman français.

Propos recueillis par Wébert Lahens

AUTEUR

Wébert Lahens webblahens67@gmail.com


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