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Lauric Henneton : « Il faut regarder ce que Trump fait plutôt que ce qu’il dit »

mardi 23 janvier 2018

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Selon Lauric Henneton, le bilan d’une année de présidence Trump ne peut se résumer à ses tweets. Ses réformes économiques, ses nominations de juges ou encore son changement de paradigme diplomatique lui permettent de ne pas être hors-jeu politiquement, loin s’en faut.

Lauric Henneton est maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin. Il est l’auteur de La fin du rêve américain ? (Odile Jacob, 2017).

Lauric HENNETON.- Le bilan est nécessairement contrasté. Par son action comme par sa communication, Trump est extrêmement clivant, ce qui est à la fois une force et une faiblesse, et il faut distinguer ce qui semble constituer une victoire à court terme mais peut se transformer en boulet à moyen ou long terme, de même qu’il faut aller au-delà des tweets et regarder ce que Trump fait plutôt que ce qu’il dit et comment il le dit. Il joue au chat et à la souris avec les médias et s’adresse, par-dessus les élites, à un électorat qui lui reste fidèle.
Le bilan est contrasté et chaotique et il est encore tôt pour apprécier l’impact dans la durée des actes et des déclarations de la première année. Par ailleurs, les « fans » de Trump - son noyau de 35 à 40 % de sympathisants qui restent fidèles envers et contre tout - trouvent son bilan globalement positif, alors que ceux qui l’ont toujours détesté n’y voient qu’une suite de catastrophes. On en saura plus d’ici un an, déjà parce que les élections de mi-mandat vont probablement modifier l’équilibre des forces au Congrès, et il faut bien garder en mémoire que du fait de la séparation des pouvoirs, le Congrès peut constituer une forme d’opposition. Barack Obama a beaucoup souffert de cette situation inconfortable, qui revient en quelque sorte à une cohabitation. L’autre poche de résistance se situe dans l’appareil judiciaire, à la fois à la Cour suprême, qui peut décider d’invalider telle ou telle décision, mais également au niveau des juridictions inférieures, qui ont déjà invalidé certains aspects des décrets migratoires successifs.
Quels sont les atouts politiques du 45ème président des États-Unis ? Et ses principales faiblesses ?
Du point de vue de son électorat, son inexpérience politique est son principal atout : il ne fait pas partie du microcosme de Washington. Il avait promis de vider le marécage - promesse typique des candidats populistes - mais la réalité semble très différente, notamment en ce qui concerne l’influence des lobbies. Cette virginité politique s’articule avec un style très personnel et très inhabituel : c’est justement parce qu’il ne « fait » pas président qu’il plaisait pendant la campagne à ceux qui voulaient renverser la table, mettre un coup de pied dans la fourmilière. Le constat était celui d’une inertie, malgré les changements de majorité.
Ses forces et ses faiblesses sont en réalité les mêmes traits, tout dépend de qui regarde.
Pour toute une frange de l’électorat, les conditions de vie, et la perception de l’état du pays se dégradent de façon continue. Il fallait enrayer ce que j’appelle le « spectre du déclin » (qui structure toute l’histoire américaine en réalité) et Trump semblait pouvoir correspondre à cette tâche, comme Reagan semblait être l’homme providentiel qui, après la faiblesse de la présidence Carter (1977-1981), promettait de « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Ses atouts politiques sont donc son côté « outsider » et son style à la fois tranché et inhabituel.
Mais c’est exactement ce que ses opposants voient comme ses faiblesses ! Par rapport à quelqu’un comme John Kasich, le gouverneur de l’Ohio, qui est passé par les deux chambres du Congrès, son inexpérience est un handicap en vue de l’obtention d’accords bipartisans de plus en plus difficiles du fait de la polarisation des élus du Congrès. De même, là où certains apprécient que Trump défie le politiquement correct et « dise les choses comme elles sont », d’autres y voient de la vulgarité et de la brutalité, ce qu’ils considèrent comme un abaissement de la fonction présidentielle. Ses forces et ses faiblesses sont en réalité les mêmes traits, tout dépend de qui regarde.
On parle peu de l’action de Trump en matière de justice. Trump n’a-t-il donc rien fait dans ce domaine ?
Si, et c’est peut-être là où il a été le plus actif. Neil Gorsuch, le juge qu’il avait proposé pour remplacer Antonin Scalia à la Cour suprême, a été confirmé par le Sénat, ce qui a constitué sa première grande victoire dans ce domaine. Le soutien des évangéliques blancs et plus largement des conservateurs sociaux (y compris certains démocrates du Sud et de la Rust Belt) tient d’abord à cette capacité à nommer des juges conservateurs. Ils voient donc Trump comme un moyen, évidemment pas une fin.
Et les élections de novembre sont extrêmement importantes à cet égard : une majorité démocrate au Sénat priverait Trump (donc ses soutiens) de toute perspective de donner une coloration plus conservatrice à la Cour suprême au moins jusqu’en 2020. C’est donc un enjeu considérable. Les médias s’intéressent très peu aux niveaux inférieurs, mais il a été particulièrement actif dans les nominations, plus que ses prédécesseurs, et plus que dans d’autres domaines, largement dépourvus, de l’appareil d’état.
En revanche, cette frénésie ne s’est pas faite sans accroc : on relève déjà plusieurs cas - forcément très médiatisés - de nominations de juges ou d’employés fédéraux totalement inaptes, dont les auditions tournent à l’humiliation, y compris de la part des Républicains. C’est une illustration de l’amateurisme de l’équipe Trump.
L’économie américaine semble dans une forme insolente : 3 % de croissance annuelle, un taux de chômage au plus bas depuis plus de quinze ans, et un indice boursier qui a enflé de 25 % depuis l’élection présidentielle. Peut-on attribuer le mérite de ces résultats à la politique économique de Trump ?
La bonne santé des indices boursiers ne se traduit pas par une amélioration du niveau de vie de la base populaire de Trump.
Non car c’est une tendance plus lourde : le Dow Jones remonte de manière continue depuis mars 2009 et la fin de la Grande récession, de même que la croissance et la bonne santé de l’emploi précèdent l’arrivée au pouvoir de Trump. En revanche on remarque en effet une accélération de la hausse du Dow Jones depuis l’arrivée de Trump, et dans une moindre mesure du NASDAQ. C’est peut-être lié à Trump et à sa volonté de déréguler l’économie, mais c’est lié aussi à la majorité républicaine qui facilite la mise en œuvre de cette politique.
En revanche, la bonne santé des indices boursiers ne se traduit pas par une amélioration du niveau de vie de la base populaire de Trump (les ouvriers de la Rust Belt, disons), de même que l’embellie de l’emploi a peu ou pas bénéficié à cette catégorie (les non diplômés) et cette région (la Rust Belt, les États désindustrialisés du Nord-Est). Par ailleurs, la bonne santé du marché de l’emploi est trompeuse : les emplois pourvus sont soit très qualifiés (donc profitent aux diplômés, et notamment aux immigrés diplômés), soit ce sont des « McJobs », pas qualifiés, très peu payés, et sans les avantages sociaux d’antan. On ne compte plus les témoignages de gens qui doivent cumuler deux emplois pour arriver à faire vivre leur famille. C’est évidemment mieux que l’assistanat, il y a du travail pour qui en cherche (la plupart des États sont en situation de plein emploi) mais l’emploi n’est pas synonyme d’amélioration du pouvoir d’achat.
Pour son livre choc sur Trump, Michael Wolff a choisi comme titre « Fire and Fury ». Selon vous, est-ce que ces mots décrivent bien la méthode politique du président ? En particulier dans sa mise au pas de l’administration bureaucratique ?
C’est ce qu’il avait promis à Kim Jong-Un, là encore dans un style inhabituel dans la pratique diplomatique, et jugé imprudent par certains (mais courageux/viril par son électorat). Le style Trump serait plutôt la stratégie du chaos. Il est (ou se veut) « disruptif », comme on l’entend désormais beaucoup, et est adepte du contre-pied, au point de se contredire, ce qui n’aide pas ceux qui doivent essayer de porter sa parole et de la décoder. D’où le taux de démissions assez inédit, une forte instabilité des personnels (donc de l’action publique et de son suivi), le tout dans un contexte de fort recul des nominations dans plusieurs secteurs de l’administration.
À l’intérieur, cette stratégie du chaos crée des « couacs » et probablement une forme d’improductivité voire d’inertie, on le mesurera à l’issue de son (premier) mandat. À l’extérieur, en revanche, la perception des partenaires est désastreuse - peu importe la réalité des succès ou des promesses tenues. La volonté de désengagement des États-Unis par Trump crée de l’espace pour d’autres puissances (la Chine sur le climat, la France de Macron, notamment à la tête d’une Europe elle-même très divisée). Quand les États-Unis ont décidé de quitter le Traité transpacifique, dont Obama était très fier car il permettait à de nombreux pays asiatiques de contrer la volonté d’hégémonie chinoise, les onze partenaires restants ont décidé de faire sans les États-Unis.
Trump cherche à la fois la capacité à imposer ses normes d’une part, et la capacité à se tenir à l’écart de la volonté générale
Sur le climat, même chose, le relais a été pris par la Californie, un État qui constitue la sixième économie du monde, ainsi que différents réseaux nationaux et internationaux d’États, de villes, d’ONG et d’universités (qui fournissent l’innovation technologique). Il y a une stratégie de contournement. L’influence des États-Unis pourrait donc reculer sur la scène internationale. Cela dit, la capacité de projection et la puissance économique des États-Unis ne sont pas amoindries.
L’autre aspect du couple puissance / déclin est à la fois la capacité à imposer ses normes d’une part, et la capacité à se tenir à l’écart de la volonté générale (sur l’Accord de Paris, mais déjà sur le Protocole de Kyoto, la Cour pénale internationale, etc). Ces deux capacités, imposer ses normes (en matière de sécurité aérienne par exemple) et se tenir à l’écart sans être contraint par la communauté internationale (« l’exemptionnisme ») restent intactes en ce qui concerne les États-Unis. De manière évidemment anecdotique, on pourra remarquer que la communication présidentielle française se fait l’écho de la communication trumpienne : « Make our planet great again », « Make our economy great again ».
Quelle est la feuille de route à présent pour l’année 2018 ?
Disons que Trump a survécu à sa première année. Il a obtenu des victoires symboliques dans différents secteurs : sur le plan international (reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël sans embrasement du Moyen-Orient), sur le plan intérieur (réforme fiscale historique par son ampleur), sur le plan institutionnel (nomination du juge Gorsuch à la Cour suprême), ainsi que sur l’immigration, puisque ses décrets successifs ont été mis en échec mais qu’une partie importante a été confirmée par la Cour suprême.
Il essaiera donc de poursuivre sur sa lancée mais la fenêtre de tir est réduite par les élections de novembre. Il est probable que l’activité du Congrès soit ralentie par la campagne après l’été. Un domaine majeur sera le financement d’un grand plan de renouvellement des infrastructures, en piètre état. Il s’agit d’une promesse de campagne, et il aura besoin du soutien des démocrates pour contrer l’opposition des républicains, qui vont mettre en avant l’orthodoxie budgétaire. Il n’est donc pas impossible qu’il propose un compromis aux démocrates qui pourrait inclure l’immigration et le sort des « Dreamers », les immigrés arrivés illégalement quand ils étaient enfants et qui bénéficient d’une certaine clémence depuis Obama, mais qui vivent avec l’épée de Damoclès de la reconduite à la frontière. Les démocrates pourront-ils réussir à obtenir des concessions sur ce point, travailler avec Trump sur les infrastructures, et continuer à faire campagne sur l’anti-trumpisme ? Ce sera un exercice délicat, entre stratégie électorale et poursuite de l’intérêt général.
A peine un tiers des Américains ont une opinion favorable de leur président. Trump doit-il d’ores et déjà faire une croix sur sa réélection ?
Pas du tout ! Il est très impopulaire par rapport à ses prédécesseurs, c’est exact. Il perd des soutiens au sein de sa base, c’est exact aussi, mais dans une moindre mesure. C’est simple, depuis qu’il s’est porté candidat, en juin 2015, on annonce régulièrement qu’il vient de commettre l’irréparable et que cette fois, il est cuit, il vient d’exploser en vol. Force est de constater d’abord qu’il a emporté la primaire contre le parti républicain, qui a dû se rallier à lui souvent en se pinçant le nez, puis qu’il a emporté l’élection présidentielle en novembre, certes en étant minoritaire en voix. Mais on aurait pu s’attendre à ce qu’un tel personnage, après un an de chaos, serait à un niveau de popularité bien plus faible. Le Congrès est nettement plus impopulaire, par exemple, et ce depuis fort longtemps.
Il serait très imprudent d’exclure d’office une réélection de Trump.
Sa réélection passe par une première condition, qui est de ne pas descendre en dessous de ce socle, très stable depuis un an. D’autres conditions sont plus conjoncturelles : l’état de l’économie, notamment du marché de l’emploi, est important, avec les nuances évoquées plus haut. Il a également besoin de montrer qu’il a tenu certaines promesses, et que c’est l’obstruction de ses adversaires qui l’a empêché de tenir les autres. Et il a besoin d’un adversaire en 2020 qui soit suffisamment faible ou clivant pour ne pas l’emporter.
Une des clés au niveau national restera l’électorat populaire blanc, qui vote parfois démocrate au niveau local, mais a voté Trump à la présidentielle. Si ces électeurs continuent à ne pas se reconnaître dans le parti démocrate national, et à se sentir méprisé, et que dans le même temps les républicains arrivent à mobiliser leur électorat, et notamment les évangéliques, Trump peut soit limiter les dégâts, soit être réélu, sur un scénario comparable à celui de 2016, où l’on a encore pu vérifier qu’il n’était pas indispensable d’être majoritaire en voix. Il serait très imprudent d’exclure d’office une réélection de Trump. Son élection a montré que tout était possible, même ce qui paraît totalement irrationnel.


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